À l’automne 1918, sur les rives de la Mer noire, alors que la guerre civile fait rage en Russie, une petite équipe de tournage tente de réaliser un film, « Esclave de l’amour », avec la grande vedette du muet, Olga Voznessenskaïa. Hors du temps, les techniciens et les artistes voient brutalement la politique faire irruption dans leur paisible quotidien.
Critique & analyse
Au début des années 1970, Andreï Kontchalovski et l’écrivain Guennadi Chpalikov imaginent un scénario autour d’une figure légendaire du cinéma muet de l’époque tsariste, l’actrice Vera Kholodnaïa, qui passa les derniers mois de sa courte vie en Crimée, partagée entre ses tournages et une riche vie mondaine où se croisaient des espions bolcheviques, des officiers de l’armée blanche et des diplomates étrangers. De cette drôle d’ambiance de fin du monde, détachée des réalités tourmentées de la guerre civile, naît une première histoire, provisoirement intitulée Les joies inattendues (Нечаянные радости), qui ne mène à rien. Kontchalovski reprend alors le projet avec son ami Friedrich Gorenstein, propose un scénario à la Mosfilm, qui accepte le principe de cette comédie en noir et blanc.
Hélas, le tournage ne se passe pas comme prévu : le réalisateur Rustam Khamdamov transforme le scénario à sa guise, gaspille le budget de la production, arrête le tournage et finit par repartir en Ouzbékistan, laissant l’équipe du film dans l’incertitude. Mosfilm propose alors à Nikita Mikhalkov, qui venait de réaliser son premier film, Le nôtre parmi les autres (1974), de terminer le projet. Bien qu’il refuse, par respect, de reprendre le travail d’un autre, le jeune cinéaste accepte l’idée de mener à bien un nouveau film, sur le même thème, à partir de l’intrigue existante.
Esclave de l’amour (Раба любви) est tourné en six semaines à Odessa, avec les reliquats du budget initial, soit environ 300.000 roubles, ainsi que plusieurs décors et costumes déjà confectionnés. Travaillant dans l’urgence (le contraire des méthodes soviétiques), l’équipe multiplie les artifices pour ne pas gâcher le temps et la pellicule – en cela, le tournage se révèle aussi épique que celui imaginé dans le film ! Du casting originel, il ne reste que l’actrice principale, l’envoûtante Elena Solovei. Pour les figures secondaires, Nikita Mikhalkov s’entoure de fidèles, dont Alexandre Kaliaguine, partagé entre ses activités de doublage et le tournage de Bonjour, je suis vôtre tante ! (Titov, 1975), qui fera de lui une vedette populaire.
Alors que la Grande Guerre s’achève, que le tsar et sa famille ont été assassinés dans le sous-sol sordide d’une maison prison et que la Russie entame une guerre civile qui va durer six longues années, Odessa ressemble à un îlot placide, tapi dans un brouillard tiède transpercé de lumière diaphane. Le ciel bleu a des reflets impressionnistes, la mer se repose en vaguelettes tranquilles et les arbres attendent l’hiver, en écoutant le chant des oiseaux. Une équipe de tournage attend un scénario, un acteur vedette et de la pellicule, depuis Moscou : rien de tout cela n’arrivera, on le comprend très vite. Dès lors, tout le monde s’ennuie avec bonheur. Le réalisateur fait de la gymnastique pour maigrir, le producteur lit, les techniciens font de la balançoire et l’actrice rêve ; on mange, on boit, on rit en partie de campagne insouciante, comme chez les Renoir. Dans ces longs moments de joyeux néant, la caméra de Mikhalkov est posée dans un coin de la pièce, elle observe comme un membre de l’équipe.
Cette première moitié du film ressemble à une pièce de Tchekhov : des personnages privilégiés, isolés au cœur d’un épisode historique de première importance, attendent, passifs, un destin improbable qu’ils ne connaissent ni ne désirent vraiment. Dans le film, le train semble symboliser cet avenir ; il apporte avec lui les hommes et les nouvelles ; il sera le moyen de fuir à Paris, le moment venu.
Au premier abord, le cinéaste filme l’ennui. Pourtant, chaque scène est méticuleusement ordonnée, avec une profondeur de champ parfois impressionnante. De multiples personnages entrent et sortent du cadre, au premier, deuxième ou troisième plan, sans que personne ne les remarque – à moins de visionner la scène plusieurs fois. Au-delà de l’intrigue, bien plate pendant une partie du film, Mikhalkov restitue, avec un luxe de détails, toute la vie d’un plateau de cinéma, à l’orée du siècle. Sa caméra filme une fresque grouillante, bercée par les rayons du soleil. On pourrait s’étonner de voir de telles scènes de foule sur la pellicule d’un film tourné à la va-vite, mais le cinéaste est attaché à sa méthode primitive : de longues répétitions en costumes, avec ses techniciens et son opérateur, pour ne tourner finalement que quelques plans, parfaitement réglés.
Au milieu de cette plénitude oisive, l’Histoire débarque en tenue d’officier du contre-espionnage. Un être servile, fier de son autorité, rappelle aux rêveurs du cinéma que la Révolution est en marche, et qu’il faut l’arrêter. Les Blancs contrôlent encore Odessa mais les Rouges s’infiltrent partout. Le caméraman de l’équipe filme secrètement les exactions contre les bolcheviques, arrestations, fusillades. Le cinéma opère sa transformation plus vite que ses techniciens, paresseux jouisseurs. La caméra et l’image deviennent une arme : elles transpercent le cœur de la pauvre actrice crédule, dans une magnifique séquence en noir et blanc.
Mikhalkov se défend d’avoir fait un film politique. Sa figure centrale, son héroïne rêveuse et candide, la belle actrice Olga Voznessenskaïa est au centre des tourments mais elle n’y comprend rien. Elle est la branche délicate que le vent remue soudain, pour lui rappeler qu’elle est en vie. Le film aurait dû s’achever sur ce visage blême, criant aux assaillants tsaristes du tramway : « Qui êtes vous ? » – la Censure imposa au réalisateur une autre réplique, plus conforme au sens de l’Histoire officielle : « Vous êtes des monstres ! » ; qu’importe, ce n’est pas un camp déterminé qui l’emporte au loin, vers sa mort certaine, mais le souffle du monde, contre lequel on ne peut rien. Le film montre la fin d’une jeunesse, la fin d’une innocence.
Enclavé dans cette histoire mélodramatique sans saveur (sur le papier, du moins), doté d’un budget ridicule et de séquences très théâtrales, Mikhalkov montre un indéniable talent pour faire œuvre de cinéaste. À ce titre, plusieurs séquences sont inoubliables.
Aidé par Pavel Lebechev, un opérateur prêt à relever tous les défis (y compris celui de transformer une pellicule de mauvaise qualité en nouvelle image légèrement voilée, sublime), le réalisateur brise soudainement le cours de son intrigue par une scène de bourrasque, au cours de laquelle le caméraman révolutionnaire, porté par le vent et son amour pour l’actrice, révèle ses idées politiques à la petite naïve, toujours souriante. Un peu plus loin, c’est dans un même tourbillon, en voiture cette fois, que la jeune vedette lui demande : « Vous êtes un bolchevique, n’est-ce pas ? ». Le vent, encore et toujours, les recouvrera de la poussière d’une route où circulent des camions de soldats. À chaque fois que l’intrigue cherche à poindre, le lyrisme des images la renvoie dans le décor, et le spectateur n’y prête guère attention.
Une autre scène, caractéristique des premiers films de Mikhalkov, permet au cinéaste de montrer, sans dialogues et sans moyens supplémentaires, la tragique émotion qui étreint son actrice. Au milieu de la place, le caméraman bolchevique est abattu par les Blancs ; son corps ensanglanté gît dans la voiture abandonnée ; des soldats se pressent, embarquent le corps et sortent du champ. Un plan fixe, avec une caméra très éloignée de son sujet. De l’autre côté de la rue, une femme stoïque, muette, dont la tasse de thé sursaute de frayeur. La simplicité fait force.
La dernière séquence ressemble à un rêve. Prise entre deux feux dont elle ne peut entrevoir le brasier ardent, Olga Voznessenskaïa est abandonnée dans un tramway lancé à pleine vitesse, sans chauffeur, peut-être sans freins. Une horde de cavaliers se lance à sa poursuite, comme dans un western. Avec ses cheveux blanchis et sa tunique noire, Elena Solovei ressemble à Marie-Antoinette, condamnée à l’échafaud. Une chanson souligne le tragique de l’instant. Le tramway jaune disparaît dans le brouillard, ce même nuage opalin qui recouvre de soie et de poésie l’esprit vagabond des cinéphiles du monde entier.
Comment voir ce film ?
Esclave de l’amour, cet admirable film, est (heureusement) facile à trouver en DVD en France, chez deux éditeurs. Une première version est distribuée par RDM Editions (2019), pour un prix très modique, avec quelques interviews en bonus. Une deuxième version est proposée par Potemkine/Agnès B. DVD, dans le très beau coffret Nikita Mikhalkov (2010), avec en bonus une interview du compositeur Edouard Artemiev, une interview ancienne du réalisateur (très en verve pour raconter les coulisses du tournage), un entretien avec le critique Pierre Murat (qui fait un parallèle intéressant entre Mikhalkov et Max Ophüls) et un petit documentaire (un peu kitsch) sur l’actrice Vera Kholodnaïa.
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À cette époque, les films de Mikhalkov avaient un goût de « déficit » avec un soupçon de monarchisme (un peu, rien d’interdit). Ce que j’aime à l’époque, et maintenant, c’est le travail de l’opérateur (cameraman), alors la mannere comment il a été filmé. les cadres importants sont servis comme un plat ouvert avec du caviar ou de foie gras – ici, voyez-vous, c’est un mets délicat! je ne peux pas dire que je m’intéressais au nom de l’opérateur, hélas. Maintenant, l’ère de la « deficit » est dans le passé. Et, malheureusement / inevitable dans le passé, une telle manière de prendre des cadre un tel travail de la caméra est probablement impossible a nos jours c’est pas moderne! Maintenant, l’ère netflix (les héros de la bande dessinée ont longtemps accumulé la force).
Je suis entièrement d’accord avec vous sur le côté « désuet » de l’image, voire de la mise en scène, qui colle parfaitement à l’époque représentée et à l’époque de tournage.