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Aux temps lointains de la Rus’ de Kiev, la glorieuse cité de Novgorod est célèbre pour la richesse et l’opulence de ses marchands. Lorsqu’il revient dans sa ville natale, Sadko, un modeste joueur de gousli, constate avec effroi les inégalités qui nécrosent une société décadente, centrée sur le plaisir de quelques-uns. Grâce à sa ruse, son courage et l’amitié d’une princesse des mers, Sadko décide d’entamer un tour du monde pour rapporter à Novgorod l’oiseau du bonheur.

Réalisé par Alexandre Ptouchko
U.R.S.S. (Mosfilm) / Sortie : 5 janvier 1953 / env. 85 min
Avec Sergueï Stoliarov, Alla Larionova, Lydia Vertinskaïa, Ninelle Mychkova, Stepan Kaioukov ..

Critique & analyse

Le tour du monde de Sadko (Садко) est une adaptation de l’opéra éponyme de Nikolaï Rimski-Korsakov, dont la première eut lieu à Moscou en 1897, malgré les sentiments négatifs du tsar Nicolas II à son encontre. Le livret, écrit par le compositeur, met en scène un personnage mythologique issu des bylines, ces chants épiques traditionnels composés avant le XIIIe siècle dans le Nord de l’actuelle Russie et transmis oralement, de génération en génération, jusqu’à leur rédaction à la fin du XIXe siècle. Sadko, le pauvre joueur de gousli (une sorte de cithare), est le héros du cycle dit de Novgorod, alors une importante ville marchande et capitale d’une République autonome, où se déroule une grande partie du récit.

Lorsqu’il réalise ce film, Alexandre Ptouchko est déjà un cinéaste reconnu, en Union Soviétique (où il a obtenu le Prix Staline) et dans le reste du monde : lauréat d’un Grand Prix International de la couleur au Festival du Cannes pour La fleur de pierre (1946), il est l’un des rares réalisateurs soviétiques dont les films sont montrés et applaudis à l’étranger. Écrit par le scénariste et dramaturge Konstantin Isaïev (1907-1977), un autre Prix Staline, le script de Sadko met en scène une figure archétypale de la littérature et du cinéma d’aventures : un grand blond viril à la mâchoire carrée, au regard plein de fougue et à la voix de stentor, aussi droit que son honneur, fier comme Artaban, séducteur romantique, ami des pauvres et chef de la fronde contre les privilèges et l’injustice ; autant de traits majestueux montrés dès les premières minutes du film : sur les eaux calmes du lac Ilmen, Sadko (Sergueï Stoliarov) revient à Novgorod, seul, debout sur sa barque, sa belle complainte résonnant jusqu’aux murailles de la ville. Filmé en contre-plongée, on croirait voir Nikolaï Tcherkassov, l’incarnation légendaire d’Alexandre Nevski dans le film d’Eisenstein.

D’emblée, notre héros déambule dans les ruelles de sa ville natale, abasourdi par le sort réservé aux plus pauvres : un homme doit se vendre comme serf pour une somme dérisoire, abattu par l’indigence. Sadko renverse son destin et offre la liberté au pauvre diable. La foule l’acclame comme un sauveur. Le soir, lors d’un banquet où se repaissent la petite aristocratie de la ville et un prêtre goguenard, Sadko provoque : il parle haut, dénonce les inégalités, vilipende l’opulence et l’oisiveté des plus riches. Si la population semble de son côté, les boyards et les marchands le condamnent au ridicule. Porté par l’amour naissant et l’amitié d’une princesse des mers, le joueur de gousli convoque de force l’assemblée populaire et prend à témoin la ville entière : s’il réussit à pêcher un poisson d’or, toutes les richesses de la ville seront à lui, et il en disposera à son gré pour apporter le bonheur. Les marchands acceptent le pari de cet insensé et s’écroulent lorsque Sadko rapporte dans ses filets, quelques heures plus tard, un magnifique poisson doré. Dès lors, le courageux héros a les moyens de ses ambitions : parcourir le monde sur des navires à la recherche de l’oiseau bonheur. La fable se terminera, après nombre de péripéties, par un retour des marins vers leur terre natale, désormais certains que le bonheur n’est pas à chercher ailleurs qu’auprès de leur famille, dans la chaleur du foyer.

Écrit et réalisé en 1952, quelques mois avant la mort de Staline, Le tour du monde de Sadko n’échappe pas aux canons du cinéma soviétique de l’époque : si le réalisme socialiste n’est pas de mise dans une fable médiévale et fantastique, le scénario conserve l’esprit quasi mythologique de l’épopée socialiste, débutée avec Lénine en 1917. Sadko, révolutionnaire prolétaire avant l’heure, bouleverse une société bourgeoise, basée sur le capitalisme, la religion et l’oisiveté des nantis. Il cherche le bonheur de ses égaux, partage les richesses, et son voyage au-delà des frontières de sa terre natale revêt un peu les accents d’une révolution universelle, auprès de peuples dominés par des tyrans guerriers ou autocratiques.

Le voyage est d’ailleurs un ajout du scénario et ne figure pas dans l’épopée originelle adaptée en musique par Rimski-Korsakov. Peut-être le réalisateur et son scénariste ont-ils voulu ajouter une touche d’aventure à la fable fantastique au fond des mers, en s’inspirant des célèbres voyages de Sinbad le marin. Dans la première version du film, Sadko devait aborder sur quatre rives différentes, jamais clairement nommées mais reconnaissables par des couleurs et des décors exotiques. Après un premier montage, la Censure estima que la représentation des marins « russes » n’était pas en conformité avec l’image que l’Union Soviétique souhaitait offrir au reste du monde. Ainsi, les autorités trouvèrent les compagnons de Sadko trop agressifs avec les guerriers Varègues. Toutes les séquences du voyage en « terre jaune » (trop assimilable à la Chine, alliée à l’URSS depuis 1949) furent supprimées, comme le voyage en « terre noire », censé représenter le Japon. Il semblerait que ces séquences aient été tournées par les équipes de Ptouchko. Peut-être dorment-elles quelque part, au fond des archives de la Mosfilm ?

En définitive, le voyage n’est pas réellement un tour du monde mais une double incursion en territoire Varègue et dans un royaume vaguement associé à l’Inde. C’est au cœur de cette monarchie tyrannique que Sadko et ses compagnons réussissent à s’emparer d’un oiseau magique avec une tête de femme (Lydia Vertinskaïa), dont le pouvoir hypnotiseur peut être utilisé comme une arme. Il est bien connu que le diable se cache dans les détails : le spectateur attentif constatera qu’un des compagnons de Sadko arrache quelques plumes de l’oiseau pour le forcer à exercer son pouvoir sur l’armée du maharadjah. La Censure trouva que cette attitude cruelle donnait à voir une mauvaise image de l’Union Soviétique aux spectateurs !

Malgré les coupes dans le montage final et les critiques des autorités, Le tour du monde de Sadko remporta un grand succès public et critique, à commencer par le prestigieux Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1953 (à égalité avec des films de Huston, Fellini ou Carné). L’acteur principal, Sergueï Stoliarov, fut même distingué parmi les meilleurs acteurs du monde par le jury. En Union Soviétique, le film fut plébiscité par près de 28 millions de spectateurs, et il connut une sortie internationale dans une dizaine de pays, dont la France, le 11 décembre 1953.

Tout aussi exotique que les voyages de Sadko, les droits du long métrage furent acquis aux États-Unis par le producteur Roger Corman, qui transforma complètement le film en lui offrant un nouveau titre (The Magic Voyage of Sinbad), un nouveau montage, un nouveau scénario (écrit par le jeune Francis Ford Coppola) et en américanisant les noms des artistes soviétiques : Alexandre Ptouchko devint ainsi Alfred Posco, Sergueï Stoliarov fut rebaptisé Edward Stolar et Alla Larionova devient Ann Larion. On peut aujourd’hui trouver cette version américaine en ligne sur Internet !

Que reste-t-il aujourd’hui des péripéties de Sadko ? Comme la plupart des films d’Alexandre Ptouchko, ce « génie ordinaire » et enchanteur du cinéma soviétique, admiré jusqu’à Hollywood et au Japon pour son art de l’illusion et sa maîtrise des trucages sans effets spéciaux numériques, cette évocation fantastique de la Russie médiévale offre au spectateur de superbes séquences de cinéma, agrémentées de passages chantés et d’extraits de la partition de Rimski-Korsakov. Mélangeant habilement le vrai et le faux dans ses décors, Ptouchko recrée un monde où évolue une masse de personnages issus des contes de fées et des plus belles légendes du Moyen Âge. Maître de la couleur (ici aidé de l’opérateur Konstantin Petrichenko), chaque tableau ressemble à une enluminure vivante, ornée de teintes de rouge, de bleu, d’ocre ou de gris argenté. Si certaines scènes supportent mal les effets du temps (la tempête et ses maquettes grossières, notamment), l’ensemble reste un délicieux moment enchanté, que continueront à applaudir toutes les générations de spectateurs.

Outre la très belle Novgorod, reconstituée avec force détails à côté de Moscou, près du réservoir Petrovsky, il faut admirer les beautés esthétiques de l’épisode indien, tourné en Crimée, avec le concours de la police locale, transformée pour l’occasion en armée du maharadjah. Bien sûr, on ne s’attachera pas au réalisme des monuments ou des danses traditionnelles, mais il y a quelque chose d’intrinsèquement cinématographique dans ces envolées de kitsch – que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le diptyque indien de Fritz Lang. Alexandre Ptouchko aime et sait diriger des foules de figurants en costumes, à la manière d’un Cecil B. DeMille. Pour évoquer l’image du cinéaste soviétique, je pourrais d’ailleurs reprendre à mon compte ces magnifiques mots de Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon (1995) sur le réalisateur américain : « Il symbolise toujours ce que les gens sérieux méprisent dans le cinéma […], mais aussi tout ce que ce cinéma a d’unique. Le mépris des uns et l’admiration des autres portent souvent sur les mêmes choses, mais pas toujours, d’où bien des malentendus. […] La disparition de l’éthique et de l’esthétique qu’il représentait à la perfection en ont fait un produit dont l’exotisme s’accuse à chaque nouvelle vision et le soustrait pratiquement à toute critique, favorable ou hostile. »

Comme un nuage de poésie flottant au-dessus du cinéma soviétique, Alexandre Ptouchko, magicien des images, semble avoir livré une œuvre hors du temps. Comme pour le cinéma de DeMille, c’est à la fois sa force et sa faiblesse ; SADKO, monument de pittoresque outrancier, n’y fait pas exception.

Comment voir ce film ?

Le tour du monde de Sadko est disponible en DVD chez Bach Films (2006). Hélas, l’éditeur ne propose que la version française – tout à fait charmante au demeurant, mais un peu restrictive pour les amateurs de versions originales. La qualité d’image est également un peu terne par moments et l’on se plaît à rêver d’une nouvelle sortie, restaurée, en Blu-ray. Trois courts métrages d’animation accompagnent le film en bonus.

Cette publication a un commentaire

  1. esquissesderussie

    Chose curieuse, ce n’est pas le seul film soviétique remonté et réécrit par Roger Corman. Il y a eu également La Planète des Tempêtes (Планета бурь, 1962), qu’il a réutilisé deux fois et qui de cette manière, paraît-il, a eu une influence sur Kubrick et G. Lucas en personne.

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