C’était il y a soixante ans, jour pour jour : le 12 avril 1961, Youri Gagarine entrait dans la légende comme premier homme à effectuer un vol dans l’espace et une orbite autour de la Terre. Une heure et quarante-huit minutes d’éternité, avant de retrouver le sol de la Mère Patrie, non loin de la Volga, et d’être acclamé dans le monde entier comme un héros, pionnier de la conquête spatiale.
Six décennies plus tard, il est assez étonnant de constater que la figure du cosmonaute reste très marginale dans le cinéma russe. À bien y regarder, c’est surtout le directeur du programme spatial soviétique, Sergueï Korolev, qui intéresse les scénaristes et les réalisateurs ; probablement pour l’ampleur de sa carrière et sa personnalité complexe, restée dans l’ombre.
Si Youri Gagarine apparaît en personne dans des dizaines de documentaires, de son vivant et après sa mort tragique en 1968, il n’est généralement qu’un comparse (parfois sans visage) dans les quelques films de fiction retraçant les exploits soviétiques de la conquête spatiale, et souvent interprété par un acteur de second plan. Ainsi de La maîtrise du feu (Укрощение огня) de Daniil Khrabrovitski, qui rencontra un grand succès populaire à sa sortie en 1972 : le cosmonaute, dont le rôle n’est pas très étoffé, est interprété par deux acteurs non-professionnels, parfaitement inconnus. Le premier, Lavr Lyndin, fut repéré dans la rue, devant les studios, par le réalisateur qui lui trouvait un air de ressemblance avec Gagarine – il joua difficilement quelques minutes à l’écran ; le second, Anatoli Chelombitko, fut la silhouette du cosmonaute dans les séquences où il apparaît en combinaison spatiale.
Le véritable premier film consacré entièrement à Youri Gagarine date de 1976, mais il s’agit d’une évocation de l’enfance du cosmonaute pendant la Seconde Guerre mondiale, non de sa carrière de pilote. Dans Ainsi commença la légende (Так начиналась легенда), il est interprété par un jeune garçon de 10 ans, Oleg Orlov, engagé avec l’approbation de la mère de Gagarine après de nombreux castings où se présentèrent des milliers d’enfants.
Des années 1970 aux années 2000, la figure de Youri Gagarine semble s’effacer des écrans russes. Il faut attendre les plus récents Le cosmos comme pressentiment (Outchitel, 2005), la série internationale À la conquête de l’espace (2005) et Le soldat de papier (Guerman Jr., 2008) pour retrouver l’ombre légendaire du cosmonaute, toujours filmé en arrière-plan des intrigues, comme un décor historique à part entière, au même titre que la Guerre froide ou la course à l’espace.
Ce n’est qu’au début des années 2010 que l’ambitieux producteur Oleg Kapanets décide de consacrer tout un film biographique au cosmonaute, cinq décennies après son exploit autour de la Terre. Blockbuster à l’américaine, Gagarine, premier dans l’espace (2013) bénéficie d’un budget conséquent, d’un tournage à Baïkonour et de l’approbation de la fille du héros, qui participe en personne à la promotion du film. Le cosmonaute est interprété par un jeune acteur, Yaroslav Jalnine, assez ressemblant physiquement mais tiède à l’écran. Las, le film est un semi-échec au box-office russe et sort directement en DVD à l’étranger : le scénario est superficiel, les personnages caricaturaux et la mise en scène confiée à un tâcheron inexpérimenté.
La vie de Youri Gagarine est-elle impossible à transposer au cinéma avec succès ? Assurément non : de son enfance pendant la guerre à sa mort en vol, quelques années après être devenu une légende de la conquête spatiale, il y aurait matière à un biopic foisonnant, à condition d’éviter les artifices émotionnels propres au cinéma contemporain et d’envisager une exploration plus intime des (inévitables) tourments de l’homme, liés aux enjeux qui reposaient sur ses épaules au début des années 1960.
Toutefois, le film de 2013 a eu le mérite de soulever indirectement une question importante : la personnalité du cosmonaute est-elle cinégénique ? Sur ce point, rien n’est moins sûr, tant les témoignages abondent pour présenter Gagarine comme un homme simple, modeste, souriant, bon père et bon mari ; une gravure socialiste de propagande ! On le sait, depuis les premiers films du muet, les vrais gentils ne font pas souvent les meilleurs héros de cinéma. Alors, Gagarine restera peut-être un personnage anecdotique du cinéma russe, prisonnier de sa légende immortelle, comme son nom s’affiche toujours, en lettres d’or, dans un petit carré noir figé dans une des murailles du Kremlin, derrière le mausolée de Lénine.
Bravo et merci : je vous sais gré d’avoir mentionné « Le Cosmos comme pressentiment », de Pavel Outchitel, qui fait effectivement une place modeste mais essentielle à Yuri Gagarine : me pardonnerez-vous de vous dire que c’est dans ce but que j’ai lu votre recension..?
Car ce film est à mes yeux une œuvre tout à fait remarquable que je ne saurais trop vous inviter à inclure dans votre blog : cette chronique douce-amère à l’issue dramatique résume à elle seule, me semble-t-il, l’espoir de l’avènement d’un monde nouveau, où le bonheur viendrait (enfin) après la peine, qui fut la marque des années 1950 en Russie. Entre ouverture et enfermement, le spectaculaire vol de Gagarine incarne précisément cet espoir d’horizons inédits et illimités. Un rêve « petit-bourgeois » diront d’aucuns, qui s’est brisé sur le mur des réalités.
L’atmosphère du film, tout entière baignée de nostalgie, n’en illustre pas moins avec brio une époque (rétrospectivement ?) bénie où furent un instant desserrées, à la faveur du dégel khrouchtchévien, les tenailles emprisonnant le peuple russe : à la terreur stalinienne n’avait pas encore succédé la désillusion brejnévienne. Cette « fenêtre de tir » ne demandait sans doute qu’à s’élargir mais trop de pesanteurs tiraient encore la Russie vers le bas – et c’est tout le sujet du film, où la relation ambigüe entre les deux personnages principaux oscille entre les deux pôles contradictoires qu’ils incarnent, aspiration à la liberté et tentation égalitaire. En se brisant sur cette impasse, leur amitié scellera un destin qui figure sans doute aussi celui de l’URSS.
Ce film est un réel chef d’œuvre ; il m’a fait une forte impression lorsque je l’ai vu il y a quinze ans à l’Espace Pierre Cardin et il me hante encore. Toutes les contradictions de l’expérience soviétique s’y trouvaient en quelque sorte résumées : peut-on bâtir un bonheur collectif en faisant l’impasse sur l’éducation de l’individu à la liberté ?
Je ne sais trop pourquoi ce film, pourtant primé tant en Russie qu’à l’étranger, est totalement absent depuis lors des écrans européens, même à l’occasion des festivals consacrés au cinéma russe (je n’en rate aucun). Ainsi, il y a deux ans, le Balzac avait organisé une rétrospective autour du thème : « A quoi rêvent les Russes ? » que ce film illustrait merveilleusement mais où il brillait de façon incompréhensible par son absence – alors qu’étaient projetés par ailleurs des films d’une relative médiocrité.
Bref : vous avez compris que j’espère avoir bientôt l’occasion de lire dans votre blog ce que vous pensez de ce film !
P-S : Puis-je me permettre de vous suggérer une correction de détail à votre premier paragraphe ? « Y. G. [fut le] premier homme à effectuer un vol dans l’espace EN orbite autour de la Terre »
Bonjour Jean,
Je vous remercie infiniment pour votre commentaire très détaillé, véritable éloge de ce film méconnu en France … et difficile à trouver ! Votre texte me donne envie de le visionner au plus vite, pour en saisir les nombreuses subtilités.
Si l’on peut se satisfaire d’une qualité d’image assez médiocre et de sous-titres anglais, le film d’Alexeï Outchitel peut être (re)vu ici : https://www.youtube.com/watch?v=5SGiUOOVMQc
Quant à ma première phrase, elle est correcte : on peut tout à faire dire qu’un homme a réalisé « une orbite » (Trajectoire décrite, sous l’action d’un champ de forces, par un corps céleste ou un satellite artificiel qui gravite autour d’une planète, d’une étoile ; Dictionnaire de l’Académie française).
Merci encore pour votre analyse passionnante !