Prazdnik (2019)

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L’intrigue | Pendant le siège de Léningrad, une famille bourgeoise s’apprête à passer la nouvelle année, tant bien que mal. Alors que la population meurt de fin et de froid, elle profite des privilèges du père et affronte de petits problèmes, bien dérisoires.

Réalisé par Alexeï Krasovski
Russie / 2019 / 75 mn
Avec Alena Babenko, Yan Tsapnik, Anfissa Tchernykh, Timofeï Tribountsev

En 2019, dans son livre Le Régiment immortel (Premier Parallèle), Galia Ackerman a montré à quel point la Seconde Guerre mondiale (ou Grande Guerre patriotique, pour les Russes) reste un enjeu primordial dans l’affirmation, souvent politisée, d’une nouvelle conscience nationale depuis la chute de l’Union Soviétique. La victoire de 1945 et l’entrée dans Berlin, les sacrifices de la population, les millions de morts et l’héroïque résistance des villes devant les assauts ennemis, autant de symboles de fierté qu’il convient de ne pas ternir.

Le siège de Leningrad (1941-1944) est l’un de ces symboles vibrants : il suffit de se promener dans la ville – aujourd’hui Saint-Pétersbourg – pour constater l’omniprésence des « lieux de mémoire » de ce long siège de 900 jours (musées, expositions, statues, monuments commémoratifs, plaques). Aussi, lorsque le réalisateur Alexeï Krasovski a annoncé son projet de comédie satirique située au cœur de cette période sacrée, une avalanche de critiques et de menaces s’est abattue sur lui : politiciens, internautes et journalistes sont intervenus dans les médias pour dénoncer un « blasphème » et une véritable « provocation ». L’affaire a pris une telle ampleur que le réalisateur a préféré ne pas demander l’accréditation du Ministère de la Culture pour une sortie en salles. Prazdnik (Праздник), que l’on pourrait traduire en français par La fête, a donc été financé en partie grâce à une cagnotte en ligne et se regarde uniquement sur la chaîne YouTube du réalisateur depuis le 3 janvier 2019 (avec des sous-titres dans plusieurs langues, dont le français).

Dans de telles conditions, il y aurait de quoi s’attendre à un véritable brûlot, dans la grande tradition. Le résultat est plus inoffensif que prévu, même s’il n’est pas dénué de réelles qualités comiques, son objectif principal.

Du reste, quel est l’objet de la discorde ? Ce n’est pas tant le cadre historique choisi (Kantemir Balagov a situé sa Grande fille au sortir du siège de Leningrad, la même année 2019, sans susciter autant de réprobations, tout comme Andreï Zaïtsev et son magnifique Journal du blocus, en 2020) que l’histoire en elle-même. Krasovski raconte la soirée du nouvel an d’une famille d’apparatchiks, de bons bourgeois vivant dans un confort indécent, dont la soirée va être perturbée par les invités de leurs enfants : une jeune orpheline sortie de la misère et un soldat blessé aux combats. Les combattants et les résistants ne sont jamais ridiculisés dans le film, au contraire, mais ce visage méconnu de soviétiques profiteurs n’est pas au goût de tout le monde. En toute honnêteté, il n’y a pas non plus de quoi ébranler le patriotisme russe.

Le plus intéressant est là : les privilèges d’une famille affiliée au Parti, au cœur d’une guerre de privations. Le père est un scientifique reconnu qui travaille sur la fabrication d’armes bactériologiques, la mère une épouse attristée de manger toujours du poulet et de ne plus avoir de domestiques (à part un chauffeur que toute la famille utilise pour tout et n’importe quoi) ; les enfants, quant à eux, candides ou blasés, ne voient pas le mal à cette vie de confort. Beaucoup de scènes comiques fonctionnent grâce à ce décalage. La mère particulièrement, formidablement interprétée par Alena Babenko, est un modèle de bourgeoise dépassée par les événements. Cherchant à montrer qu’elle partage le même sort que la population, elle multiplie les mensonges, les allusions grotesques et les bévues.

Construit comme une farce burlesque, le film est un huit clos dans lequel les personnages ont tous une part d’ombre (y compris les deux invités) mais sans véritable méchanceté en eux. À titre de comparaison française, il y a quelque chose de l’esprit du Splendid (Le père Noël est une ordure, Papy fait de la résistance) dans cet appartement où tout semble sur le point d’imploser – la fin, d’ailleurs, s’égare sur un clin d’œil un peu grand-guignolesque, désamorçant complètement, à mon sens, les ambitions dissidentes du réalisateur. Il faut ainsi prendre le film pour ce qu’il est, une gentille comédie originale.

D’un point de vue purement cinématographique, Prazdnik est assez fade : la mise en scène n’est pas l’oeuvre d’un grand cinéaste et la photographie (à moins qu’elle soit parodique) est vraiment laide. Les deux artisans du film (le réalisateur et son chef-opérateur Sergueï Astakhov) interviennent juste avant le générique final pour évoquer les déboires du film et appeler aux dons. Cette sincérité, cette énergie joyeuse et cette envie de promouvoir le cinéma, malgré les pressions et les éventuelles censures (morales), sont infiniment respectables et méritent que ce film soit partagé.

Faut-il voir dans cette comédie historique une satire de l’actuelle société russe ? C’est un autre point de vue d’Alexeï Krasovski, largement soutenu par les internautes, qui chercherait à dénoncer un système de classes, de privilèges et d’injustices, dans lequel certains s’enrichissent (et mangent) toujours sur le dos des autres. En somme, une image du monde contemporain dans son ensemble.

Ni blasphème ni chef d’œuvre, Prazdnik réussit le pari de faire rire avec l’injustice dans une période troublée, utilisant des comédiens en pleine forme (Yan Tsapnik, Alena Babenko, Timofeï Tribountsev et la belle Anfissa Tchernykh) malgré une mise en scène paresseuse. Le film ne restera pas un impérissable moment de cinéma mais il mérite d’être visionné pour son originalité. Dans le même genre, il faut presque lui préférer Hitler est kaput ! (2008), qui va beaucoup plus loin dans la dérision.

Julien Morvan
Mai 2020

Cet article a 2 commentaires

  1. Quand papy Lénine disait que « de tous les arts, le cinéma est pour nous le plus important », il ne s’imaginait pas à quel point il aurait raison, presque un siècle plus tard. Les films et séries modernes (russes mais également occidentales) constituent l’un des principaux champs de bataille idéologiques

    C’est vrai qu’il n’est pas toujours évident de comprendre pourquoi tel film est voué aux gémonies et pas tel autre, pour un observateur extérieur. En fait, c’est généralement assez circonstanciel, cela dépend de l’endroit où se situe l’œuvre par rapport aux trois tendances majeures dans l’opinion publique. Par exemple, les communistes et les pro-Kremlin s’uniront pour dire du mal des libéraux ; les pro-Kremlin et les libéraux seront toujours d’accord pour fustiger l’URSS que rêvent de retrouver les communistes ; les communistes et les libéraux feront front commun pour dénoncer l’obscurantisme orthodoxe et les tendances fascisantes des pro-Kremlin, etc.

    Dans le cas de ce film, communistes comme pro-Kremlin ne pouvaient pas supporter qu’on touche à leurs totems et tabous, d’où tout le drama. Le siège de Léningrad est un sujet tragique et donc extrêmement sensible, ça date, je pense, de l’époque de ce malheureux sondage qu’avait lancé Novaïa Gazeta (ou bien était-ce Écho de Moscou? me rappelle plus exactement), « pensez-vous qu’on aurait dû laisser Léningrad aux Allemands et ainsi éviter toutes les victimes du siège? »

    Au passage, les productions officielles russes ne se gênent jamais pour poser de gros étrons sur l’URSS, c’est même systématique. Que ce soit Время Первых, Движение Вверх ou Т-34, la ritournelle est pareille : tout a été accompli grâce à la Grandeur du Peuple Russe, en dépit de ces satanés bolchéviks, ce qui s’inscrit dans l’idéologie d’un pouvoir dont le président cite dans ses discours un nationaliste et sympathisant nazi notoire comme Ivan Iline (celui-là même qui était le modèle idéologique d’un Soljenitsyne aujourd’hui au programme obligatoire dans les lycées). Par contre, bizarrement, quand les occidentaux font une comédie burlesque (reposant sur certains clichés de propagande douteux, mais c’est une autre histoire) comme « La Mort de Staline », là, c’est /niet/, parce que nous on peut mais pas vous, na.

    Sinon, je vous rejoins sur le bilan que vous faites de ce film : c’est bien moins trash que ce que le pitch aurait pu laisser supposer, et c’est une comédie plutôt réussie, au fond, malgré les limitations techniques imposées par les conditions de production.

    1. Merci à vous pour ces publications qui me donnent l’occasion d’en parler, et il s’agit en fait d’une version très succincte et simplifiée. Nous aurons probablement l’occasion d’en discuter plus en détail au gré de vos futures publications. 🙂

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