Projeté à la Mostra de Venise en compétition pour le Prix Horizons, De Tokyo ou Depuis Tokyo (Из Токио, 2011) est un court métrage d’Alexeï Guerman Jr., cinéaste rare et méticuleux, déjà récompensé en Italie quelques années auparavant pour son premier film, Le dernier train (2003).
Bien qu’appréciés en Occident, où ils remportent toujours un certain succès critique, les films d’Alexeï Guerman Jr. restent difficiles à visionner en dehors des festivals, plus encore à trouver en DVD. On peut ainsi se réjouir de voir ce court métrage disponible en ligne sur YouTube (en russe, sous-titres anglais).
Il y a quelque chose de singulier dans l’atmosphère pesante de ce très joli court métrage, paré d’une sublime photographie, onirique, d’Alexandre Simonov : dans un avion qui assure la liaison Tokyo-Moscou, une petite équipe de bénévoles russes revient d’une mission humanitaire au Japon, après la catastrophe nucléaire de Fukushima. L’hôtesse reconnaît aussitôt un ancien camarade de classe et engage avec lui un improbable dialogue de sourds. Alors qu’elle lui confie ses sentiments, sa solitude et sa tristesse, lui ne pense qu’à donner un sens à sa vie après la mort de son épouse, quelques années plus tôt. Les deux personnages ne semblent pas s’entendre ni s’écouter dans le présent, leurs âmes sont prisonnières d’un passé qui les obsède. À côté d’eux, un vieux japonais rescapé, qui a perdu toute sa famille. Lui aussi semble plongé dans une pénible affliction, seul au milieu des rangées vides de l’avion. Il se souvient de sa famille, souriante, va s’asseoir près d’eux, dans un songe : ils posent tous ensemble, heureux, comme sur les photos de famille traditionnelles du Japon. Le bénévole russe, aussi, voit sa femme sur le fauteuil voisin du sien. Il lui parle, elle pleure. Et tout ce petit monde, vivant ou mort, se retrouve à l’aéroport.
En dix petites minutes de film, Alexeï Guerman Jr. explore les affres de la mémoire et du passé, avec une sensibilité, une poésie, qui imprègnent durablement l’esprit – il est même difficile d’en parler, tant les images suffisent. À travers les souvenirs de quelques individus, le cinéaste touche à l’universalité du rapport à la mort, aux ancêtres, aux êtres aimés perdus prématurément qui continuent de hanter un présent invivable et un futur inaccessible. On comprend que l’avion n’était pas vide mais occupé par des êtres invisibles.
Le réalisateur a-t-il voulu montrer la mélancolie comme fatalité, comme obsession des hommes à toujours regarder en arrière pour s’empêcher d’assumer le présent, ou son film, au contraire, est-il un chant d’espérance ? On pourrait y voir des métaphores politiques, comme toujours. Beaucoup de questions restent sans réponses, suspendues quelque part entre Tokyo et Moscou. Le mystère fait partie de la beauté ; chaque spectateur se fera son opinion.
Julien Morvan
Avril 2020