Pas de gué dans le feu (1967)

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L’intrigue | En 1918, pendant la guerre civile qui déchire la Russie, une jeune infirmière candide découvre l’amour, la politique et la violence quotidienne. Portée par l’Histoire en marche et son irrépressible désir de bonheur, elle assiste un peintre de propagande puis se met elle-même à dessiner, avec un certain talent.

Réalisé par Gleb Panfilov
URSS / 1967 / 95 min
Avec Inna Tchourikova, Anatoliy Solonitsyn, Mikhaïl Glouzski, Maïa Boulgakova

En 1939, l’écrivain Evgueni Gabrilovitch (1899-1993) raconta dans le magazine Krasnaïa nov l’histoire vraie d’une jeune infirmière-artiste exécutée par les Blancs pendant la guerre civile russe, alors qu’elle rêvait de consacrer sa passion naissante pour la peinture au service de la Révolution. Près de trois décennies plus tard, Gleb Panfilov, alors étudiant au VGIK, trouva dans cette nouvelle tous les éléments propices à l’écriture de son scénario de fin d’études. Le jeune homme osa même demander au célèbre auteur et professeur de cinéma de l’aider à co-écrire une adaptation en long métrage :

« J’ai appelé l’écrivain et lui ai demandé d’écrire un scénario. Gabrilovitch a refusé, mais il a proposé que j’écrive le script. Si cela fonctionnait, il était prêt à être coauteur. Et sinon, tant pis. J’ai commencé à écrire et quarante-trois jours plus tard, le scénario était prêt. »

Gleb Panfilov

L’écrivain prêta finalement son concours aux dernières modifications du scénario du jeune réalisateur, déterminé à trouver une actrice pour incarner le personnage central, celui de Tania Tiotkina. Il dessina même un portrait idéal, devant servir de base aux recherches. C’est l’acteur Rolan Bykov qui aiguilla Gleb Panfilov vers le Théâtre de la Jeunesse de Moscou, où se produisait régulièrement la jeune actrice Inna Tchourikova. Lors de sa première audition, elle s’imposa immédiatement aux yeux du cinéaste :

« Je me souviens de ce moment : j’entre dans la pièce, une jeune fille est assise. Elle tourne la tête : c’est elle ! Le même visage que sur mon dessin. J’avais trouvé l’actrice qui était absolument parfaite pour le rôle. Un cadeau du ciel ! »

Gleb Panfilov

Rétrospectivement, ce choix d’engager Inna Tchourikova pour un rôle dramatique n’allait pas de soi. La jeune actrice s’était surtout illustrée au cinéma dans des rôles comiques ou légers, dans Je m’balade dans Moscou (Danielia, 1964) ou Les Justiciers insaisissables (Keossaian, 1966) notamment. C’est justement son visage enfantin, un peu espiègle, l’humanité qui transpirait de son jeu qui touchèrent Panfilov. La collaboration entre les deux artistes se transforma rapidement en histoire d’amour et ils se marièrent en 1970, pendant le tournage de leur film suivant, Le Début.

Lorsqu’il réalise Pas de gué dans le feu (В огне брода нет) en 1967, Gleb Panfilov peut encore profiter d’une relative liberté créatrice, même si le « cinéma du Dégel », né au milieu des années 1950 après la mort de Staline, entre progressivement dans une période de « stagnation » (Cécile Vaissié, 2018), confronté à une sorte de schizophrénie collective, difficile à dénoncer sans risquer la censure : d’une part, l’idéologie officielle du régime brejnévien, très conservatrice et fondée sur une propagande inflexible ; d’autre part, le regard plus clairvoyant des nouvelles générations sur le passé mythologique de l’Union Soviétique et les réalités sociales de l’époque.

Le jeune cinéaste s’est défendu d’avoir réalisé un film politique, préférant accentuer ses explorations cinématographiques autour de la personnalité complexe de son personnage féminin. Pourtant, Panfilov s’est emparé d’une histoire née au cœur de la guerre civile russe (1917-1923), période fondatrice de l’utopie socialiste, élevée au rang de mythe par tous les laudateurs et parangons du régime soviétique. Pour un communiste convaincu comme Gleb Panfilov, cette période représente encore un moment de sincérité collective et individuelle en vue d’atteindre une société plus juste, abîmée puis galvaudée ensuite par la dictature stalinienne. Dans les années 1960, filmer la guerre civile, c’est aussi questionner un passé idéalisé et tenter de retrouver les idées originelles de Lénine : que s’est-il passé pour que le rêve se transforme en cauchemar ? Le film n’offre aucune réponse précise, mais des dialogues entre un commissaire politique humaniste, éprouvé par la guerre, et un révolutionnaire obstiné, paranoïaque et partisan de la dictature salvatrice. Le premier disparaît au milieu d’une cohorte de soldats en marche, le second est exécuté en martyr.

Aux antipodes du manichéisme, la force du film est son ambiguïté. La caméra de Panfilov ne juge aucun de ces personnages pris dans la tourmente révolutionnaire, dans le flot des idées nouvelles. Tous rêvent de transformer le monde, à leur façon, bien que le pessimisme submerge souvent les chimères d’un avenir radieux. De nombreuses séquences sont filmées à la façon d’un film noir, où les silences et les gros plans remplacent d’inutiles tirades explicatives. Dans les dernières minutes du film, il est singulier de constater avec quelle probité est dessiné le personnage du colonel de l’armée blanche (Evgueni Lebedev) : militaire désabusé mais digne, entouré d’icônes ancestrales, il aspire à la paix davantage que la jeune peintre naïve, dont il questionne la « foi dans la Révolution ». Ce magnifique échange entre l’ancien monde et son devenir incertain reste sur le fil d’une question sans réponse : qui a raison ? L’officier aristocrate qui ne veut pas voir son peuple se déchirer ou la jeune fille pauvre prête à la guerre pour une nouvelle société ? La très belle photographie de Dmitri Dolinine joue sur les contrastes du noir et blanc. On pense à l’affrontement entre Pierre Larquey et Pierre Fresnay sur la frontière entre le bien et le mal, dans Le Corbeau (Clouzot, 1943) : même lucidité, même compassion pour des personnages condamnés.

Pour Gleb Panfilov, Pas de gué dans le feu est avant tout son premier portrait nuancé d’une femme plongée dans les méandres d’une époque en ébullition – par la suite, la grande majorité de ses films s’attachera à peindre une nouvelle image de la femme soviétique, émotive, sensible, talentueuse et actrice de son destin individuel. À la fin des années 1960, le jeune cinéaste n’est pas le premier à vouloir faire évoluer la figure de la soviétique, telle qu’elle était représentée par le réalisme socialiste stalinien depuis les années 1930 : la mère de famille prête au sacrifice pour la Patrie (L’arc-en-ciel, Donskoï, 1944), l’ouvrière dévouée à l’usine ou la paysanne supplantant les hommes par sa volonté dans les kolkhozes (Un été prodigieux, Barnet, 1951). Avec le Dégel, nombre de jeunes cinéastes redonnent à la femme un visage plus chamarré, plein de doutes et d’élans indépendants, dans des œuvres aussi variées que Le quarante-et-unième (Tchoukhraï, 1956), Le printemps dans la rue Zaretchanaïa (Khoutsiev, 1956) ou La Commissaire (Askoldov, 1967).

Mais, à la différence de ses pairs, la Tania de Panfilov ne possède pratiquement aucune qualité intrinsèque, au moins de prime abord. Ni belle, ni intelligente, ni guerrière, ni révolutionnaire : elle est une femme, tout simplement, touchante dans sa naïveté à ne pas comprendre les avances balourdes d’un homme ou à trouver un bonheur originel en serrant un chien dans ses bras. Contre toute attente, c’est cette simplicité d’âme qui fait battre le cœur de ce film où l’époque, la Révolution et les combats idéologiques passent en arrière-plan, dans le brouillard. Une superbe séquence montre une troupe de soldats sortir de la brume, comme d’un rêve. La guerre civile est reléguée au rang de mythe nébuleux. On ne voit pas la guerre, elle est évoquée par les blessés dans le train médical, et la Révolution n’est qu’une affaire de paroles entre hommes. Tania écoute, la caméra filme ses yeux troublés par le monde qu’elle découvre. Elle n’a pas de véritable foi, ni dans le progrès, ni dans la Révolution, ni dans le communisme ; elle cherche naïvement le bonheur, sans comprendre qu’il n’existe pas.

Pour un peu, le spectateur ne s’attacherait pas à cette pauvre ingénue – il faut tout le talent de cinéaste de Panfilov pour magnifier les regards enfantins de son actrice, ange perdu sur la Terre des monstres qui s’entretuent. Le salut viendra du don : Tania se met à dessiner, avec talent. On lui demande de peindre le monde dans un wagon de propagande, elle représente des personnages naïfs, presque toujours souriants. Son imaginaire est une réponse aux drames du réel ; peut-être la définition de l’artiste, selon Panfilov.

Par certains aspects, Tania ressemble un peu à l’Assia de Kontchavloski (qui tourna son film la même année 1967). Plusieurs séquences lui confèrent une remarquable dignité face au mépris de son pseudo amoureux Aliocha (Mikhaïl Somonov), d’abord prévenant dans la séduction, puis de plus en plus détaché, au point de considérer sa compagne comme une folle quand elle lui offre des cadeaux, pour finalement s’enfuir, tel un petit garçon. La scène des adieux sur le quai de la gare est magnifique de simplicité, d’humanité. Elle exprime en quelques plans la douloureuse mue d’une jeune fille nigaude en adulte consciente. Adulte qui est enfin capable de comprendre une phrase prononcée plus tôt dans le film : « Il n’y a pas de gué dans le feu ».

Ainsi, bien que la caméra de Panfilov soit humaniste et pleine de sensibilité, le cinéaste reste clairvoyant. La passion, amoureuse, artistique ou idéologique, implique de s’y dévouer corps et âme. Les époques extraordinaires demandent des moyens extraordinaires, et ne peuvent supporter la tiédeur rassurante où voudraient se réfugier les moins courageux d’entre tous – le message pouvait paraître une profession de foi artistique à la fin des années 1960, il reste on ne peut plus actuel six décennies plus tard.

Julien Morvan
Octobre 2021

Une fois n’est pas coutume, on ne remerciera jamais assez Potemkine et Agnès B. Films pour l’édition de ce sublime coffret DVD de quatre films du couple Panfilov/Tchourikova (2014), présentés en version originale sous-titrée et agrémentés de petites présentations par Françoise Navailh.

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