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Dans la petite ville de Troubtchevsk, près de la frontière ukrainienne, rien ne semble contrarier l’amour adultère d’un chauffeur routier et de sa voisine, qu’il récupère discrètement, à chacun de ses voyages, sur la route qui le conduit à Rostov. Ils vivent leur amour clandestin, au rythme des saisons, en rêvant d’un avenir à deux. Pourtant, lorsque le printemps arrive, le doute s’installe dans les foyers.

Critique et analyse

On le voit arriver d’ici, le cinéphile français, aux solides références italo-américaines, qui s’imaginait déjà découvrir un « western à la russe », façon Sergio Leone dans la taïga ; avec un tel titre francophone, l’accroche est excitante, quasi romanesque. Du reste, l’affiche occidentale joue sur cette ambiguïté chimérique : en comparaison, l’affiche originale russe est beaucoup plus proche des tourments mélodramatiques du film. Qu’à cela ne tienne ! On se satisfera sans mal de cette proposition un peu commerciale, qui devait sans doute nous éviter de bafouiller piteusement, devant une caissière de cinéma blasée, le nom de cette petite ville de l’oblast de Briansk : Troubtchevsk.

Il était une fois dans l’Ouest de l’Est, donc, à quelques dizaines de kilomètres de l’Ukraine, région natale de la réalisatrice Larissa Sadilova, qui situe tous ses films dans ces confins de la Russie, qu’elle connaît parfaitement, et dans lesquels elle semble toujours à la recherche d’instantanés, d’anecdotes, d’émotions propres à fournir matière pour raconter des histoires de gens ordinaires.

« Le sujet de ce film est basé sur une histoire vraie. J’ai moi-même connu un couple d’amoureux similaires aux personnages. Leur unique occasion de passer un moment ensemble étaient les allers-retours en camion entre Briansk et Moscou. […] Mais je n’ai jamais rien su d’autre sur eux. » (Larissa Sadilova)

Il était une fois dans l’Est (Однажды в Трубчевске) pourrait être l’histoire d’une fuite en avant, celle d’un couple illégitime prêt à tout quitter pour vivre un bonheur à deux, loin du tumulte citadin où dorment leurs conjoints respectifs. Pourtant, la réalisatrice préfère s’affranchir des conventions narratives pour filmer le destin de ces antihéros. Ni road movie, ni vrai mélodrame, ni tragédie antique ; simplement des instants de vie, ponctués de sourires et de chagrins contenus. Avec un sens de l’ellipse remarquable (parfois osé), elle bouscule le spectateur habitué au déroulé traditionnel des scènes de la vie conjugale : les crises de larmes ne sont pas montrées, pas plus que les explications virulentes entre maris et femmes. La caméra filme toujours l’après : après l’amour, après la route, après la dispute et la rupture. Cette absence d’émotion démonstrative frustrera probablement certains spectateurs épris d’artifices. Quelque part entre le documentaire et le roman naturaliste, ce film est comme un long poème mélancolique où la gravité se confond avec les couleurs changeantes de la nature inaltérable.

Cette volonté de capter l’émotion dans son for intérieur se manifeste aussi dans le choix de la cinéaste de recourir à des acteurs peu connus, voire des amateurs. Ainsi, au-delà du quatuor principal, la plupart des personnages sont filmés tels qu’ils sont dans la réalité : une babouchka qui raconte l’occupation allemande ou un passager de bus au visage émacié sont des rencontres de tournage, et la réalisatrice laisse une grande part à l’improvisation. Sa caméra doit capter le vivant, se perdre dans les franges du scénario.

« J’ai filmé beaucoup d’acteurs non-professionnels dans le rôle des habitants de la ville, je ne voulais pas faire de distinction entre acteurs et amateurs, pour cela il était donc essentiel que les comédiens acceptent les règles du jeu. Je crois que cette immersion les a aussi protégés de tout risque de surjeu. » (Larissa Sadilova)

Les quatre acteurs principaux constituent l’un des points forts du film de Larissa Sadilova. Choisis pour leurs physique commun ou leur beauté naturelle (« rares dans notre industrie cinématographique qui impose des normes physiques »), ils incarnent admirablement cette histoire d’amour minimaliste, dépassionnée. Kristina Schneider (Anna) en est la figure centrale : malheureuse dans son mariage, elle ne retrouve le sourire que dans le camion de son amant, le silencieux Egor Barinov (Egor), mais ne trouve pas la force de tout avouer à son mari, le père de sa fille unique (Youri Kisseliov). La femme d’Egor, quant à elle, est probablement le personnage le plus expressif : Maria Semionova (Tamara) est l’épouse jalouse, prête à imploser, la figure la plus touchante.

Le film raconte son histoire en 1h20, là où un autre réalisateur aurait (facilement) pu ajouter une heure supplémentaire. Le manque de moyens financiers (comme la censure, dans d’autres contextes) oblige toujours les cinéastes à se surpasser, à redoubler d’inventivité pour filmer ce qu’il est impossible de filmer sans crever le budget. Dans le cinéma contemporain, cette contrainte offre, tout à la fois, les plantades des derniers Mocky, la longue litanie des séries B du cinéma américain et européen, ou l’inspiration géniale d’un Steven Spielberg dans Les dents de la mer (1975), capable de faire peur sans jamais montrer son requin, faute de moyens. Dans Il était une fois dans l’Est, cette approche est un parti pris artistique autant qu’une obligation économique : le film n’a pas reçu de financements de l’Etat. Il faut alors accepter de fouiller l’indicible et ce qui n’est pas montré – accepter aussi, parfois, une photographie un peu amateur. Le scénario, écrit par la réalisatrice, laisse de petits cailloux-indices, ça et là, sans les souligner davantage que par un sourire ou un regard triste. Cette continence émotionnelle est peut-être l’écho pudique d’une slavité immuable ; c’est, en tout les cas, ce qui fait de ce banal carré amoureux un très beau film.

Les paysages de la Russie occidentale sont merveilleusement filmés, sans folklore artificiel. Larissa Sadilova pose sa caméra devant l’immensité des horizons et compose des cadres (parfois enchanteurs), à la façon d’un peintre. Seulement, ces paysages ne font pas figure de liberté émancipatrice ; au contraire, ces étendues gigantesques, colorées au rythme des saisons, reflètent l’incroyable solitude oppressive dans laquelle évoluent les personnages. Troubtchevsk est une cage, à défaut d’être une prison. La petite ville enferme les couples dans ses traditions, dans ses ruelles tranquilles, derrière les clochers séculaires. La petite maison aux fenêtres bleues (celle que l’on voit sur l’affiche) est une échappatoire illusoire : livrée à elle-même, à l’ennui et aux coutumes, la pauvre Anna regarde par la fenêtre comme derrière des barreaux ; elle en reviendra, résignée. Comme dans le film de Sergueï Bodrov, La liberté, c’est le paradis (1989), plus les personnages s’éloignent dans l’infinité des paysages, plus ils sont prisonniers de leurs tourments psychologiques et reviennent, inlassablement, au point de départ. Pour Larissa Sadilova, la nature russe n’est pas matrice de libération, elle n’est même pas un rêve.

Dès lors, le film se veut une image un peu pessimiste de la société russe – dans notre acception occidentale, au moins ; il serait intéressant d’avoir le point de vue d’un habitant originaire de cette campagne. Les hommes sont lâches, dans les tous les cas : le premier n’arrive jamais à assumer, le second pardonne tout. Pauvres femmes, ballottées entre leurs rêveries et l’immobilité du temps. Au final, ce sont les babouchkas réactionnaires qui mènent la danse, comme toujours : la première conseille à Anna de se soumettre gentiment à son mari, la deuxième (sa belle-mère) lui impose son autorité naturelle, avec mépris. Le film est l’histoire d’un mirage qui doucement s’efface. L’ordre semble renaître comme les bourgeons reviennent aux beaux jours. Les dernières images, mystérieuses, montrent un groupe de jeunes adolescentes au milieu d’une fête patriotique annuelle. Elles semblent innocentes ; elles rêvent aux garçons, peut-être à la grande ville. Ce dernier plan est un espoir ou une résignation ; là encore, tout est intériorisé.

Passé discrètement par le Festival de Cannes (Un certain regard) dans la même sélection qu’Une grande fille (Balagov, 2019), le film aurait dû bénéficier d’une sortie dans les salles françaises en avril 2020, diffusion malheureusement ajournée, puis annulée en raison de la pandémie de coronavirus. Il est désormais disponible en VOD et dans un joli DVD (Jour2Fête, 2020), agrémenté d’un petit livret.

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