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Deux ans après la censure d’Avril (1962), son moyen métrage de fin d’études, Otar Iosseliani se fait engager pendant quatre mois comme ouvrier métallurgiste dans une usine de Roustavie, non loin de Tbilissi, en Géorgie. Imprégné de son sujet, en empathie avec les hommes qui travaillent au cœur de la fournaise, le jeune cinéaste tente de montrer sa propre vision, poétique, de la réalité ouvrière dans un petit court métrage documentaire d’une quinzaine de minutes.

Les premiers plans, magnifiques de simplicité dans leur cadrage, imposent un paysage solennel, froid, écrasant, pour le reste du documentaire : une usine monstre, des cheminées qui obscurcissent le ciel, une musique aux accents dramatiques et des sifflements infernaux ; classiquement, c’est la représentation visuelle des descriptions littéraires du nouveau monde industriel né au XIXe siècle, par les plus grands écrivains (Zola, Verne, Flora Tristan, Maupassant au Creusot, etc.). Passée cette brève introduction, le cadre matériel disparaît du premier plan, pour n’apparaître qu’en décor secondaire de l’action des hommes qui y travaillent – à la différence de Sapovnela (1959), où les fleurs, filmées en gros plans, occupent plus de la moitié du film.

Iosseliani filme un petit groupe d’ouvriers dans ce qui ressemble à une journée ordinaire : les efforts, les gestes répétitifs, le manque de protection face aux risques du travail de la fonte, les moments de détente (faire sécher les vêtements devant une gigantesque souffleuse ou griller des chachlyks sur une plaque incandescente), le vestiaire.

Il n’y a aucun commentaire, pas de voix-off, ni dialogues ni interviews. La fonte (Чугун) est un documentaire brut et le cinéaste justifie son ambition : « Je pense que montrer et ne pas commenter est la meilleure méthode pour transmettre l’étrangeté de chaque phénomène qui porte en soi un secret non formulable ». Iosseliani reste, avant tout, un auteur de fiction. Ses ouvriers sont, certes, de véritables travailleurs de l’usine, mais chaque séquence est filmée en suivant un ordre logique et ne prend jamais ses « acteurs » au dépourvu. Dans le livre qu’il consacre au cinéaste, Antony Fiant oppose ainsi le kino-pravda (« cinéma-vérité ») de Dziga Vertov au réalisme poétique de Iosseliani, qui filme ses sujets dans « des situations qui les honorent et les humanisent ».

Le cinéaste opère souvent avec un œil de photographe. Les instants de camaraderie reflètent une réalité mise en scène, comme ces célèbres photographies des ouvriers américains perchés au-dessus de Manhattan, le slogan publicitaire en moins, la poésie en plus.

À la suite, logique, de ses précédents courts métrages, Otar Iosseliani ne cherche pas à réaliser un documentaire à charge contre un système qui écrase l’ouvrier et le condamne à de longues et difficiles tâches répétitives, au milieu d’un environnement grisâtre. Le magnifique noir et blanc du film, signé Chalva Chiochvili, le montage, le choix des cadres, l’utilisation subtile de la musique et des bruits de l’usine, tout participe à la même sempiternelle recherche du beau. La fonte n’est pas un film engagé, c’est un éclair de poésie en clair-obscur dans les fumées lugubres de l’industrie soviétique.

On (re)découvrira ce film avec une immense joie sur Henri, la plateforme de la Cinémathèque française, ou dans le coffret DVD édité par Blaq Out en 2008.

Source

  • Antony Fiant, (Et) le cinéma d’Otar Iosseliani (fut), L’âge d’homme, 2002

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