Mars (2004)

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Après plusieurs courts métrages d’études, la réalisatrice Anna Melikian s’impose dans plusieurs festivals internationaux en 2004 avec son premier film, MARS (Марс), une comédie poétique très réussie, tournée dans les décors balnéaires de Balaklava, près de Sébastopol, en Crimée.

Quel drôle de vent souffle sur les rives chatoyantes de cette étonnante petite ville, qui n’est plus à une lettre près ? Au-dessus de la gare en travaux, le K de Маркс, comme (Karl) Marx, a été retiré après la chute de l’Union Soviétique, et le spectateur se demande rapidement s’il n’est pas tombé sur une nouvelle planète Mars (Марс), où les habitants vivent au milieu des peluches animales qu’ils fabriquent, payent sans argent ou lévitent dans les rayons ébouriffés de la bibliothèque municipale. Un boxeur cabossé (Iouri Koutsenko) marque un arrêt obligatoire dans la bourgade avant de poursuivre sa route vers Moscou, le lendemain. Une journée entière à occuper, dans ce néant lyrique, va transformer le destin de plusieurs habitants excentriques : une petite fille espiègle, une beauté littéraire tombée de la pellicule d’un film de Michael Curtiz (envoûtante Nana Kiknadze), un jeune homme sentimental plein de rêves (Arthur Smolianinov), une starlette à longue tresse, une célibataire dont le prince charmant se dévoile par morceaux de Polaroid, etc. Avec beaucoup de talent, la réalisatrice Anna Melikian brouille les pistes d’emblée, sans jamais dévoiler les ambitions réelles de son échappée hors du temps. Film politique, romantique, utopiste ou désespéré ? Sans doute est-il un peu tout ça. Un tel patchwork déstabilisera forcément beaucoup de spectateurs mais ne manquera pas de captiver l’excitation des plus curieux.

MARS est d’abord une explosion de couleurs. Jouant avec le daltonisme du boxeur, qui voit des pommes bleues, la caméra d’Anna Melikian propulse d’incroyables nuances de vert, rouge, bleu, jaune et rose sur les murs, les voitures, les panneaux et les enseignes lumineuses de la ville. Cette aquarelle urbaine offre à la grisaille de l’abandon des reflets de monde enchanté. La ville vit (ou survit) de la fabrication et de la vente de peluches, disséminées un peu partout, accentuant ainsi l’impression onirique et enfantine des ruelles traversées par les personnages. Du reste, on ne sait jamais si cette vision polychrome est celle du boxeur, du spectateur ou la réalité d’une cité un peu magique.

Il est singulier de constater des ruptures sur la carnation des espaces urbains : la gare (symbole de l’ailleurs, de l’inconnu, du départ ou de l’exil – et donc d’une certaine forme de la réalité) est pratiquement invisible, cachée derrière des échafaudages, des bâches de plastique et une guichetière austère ; un gigantesque buste de Lénine trône encore en son centre, comme un dernier rappel du passé soviétique de la ville, qui portait le nom du théoricien originel. Toute cette partie est grise et devient le théâtre de situations plus ou moins dramatiques, notamment lorsque la petite fille s’y cache pour échapper à la folie de son père violent. Plus les personnages s’éloignent de la gare, plus les couleurs redeviennent belles. À contrario de plusieurs films « nostalgiques » ou pessimistes, dans lesquels le présent et le futur de la Russie semblent bloqués, condamnés à l’errance, MARS déplace le soleil et sa lumière sur les vivants, non sur les morts. La jolie photographie du film est l’occasion de rendre hommage au talent du chef opérateur Oleg Loukitchev.

On dit souvent qu’un premier film est une déclaration : de style, d’idées, de formes, de guerre, etc. MARS est avant tout une déclaration d’amour au cinéma, assez inattendue d’ailleurs. Dans un monde imaginaire, plein de couleurs candides, on cherche la métaphore politique, c’est un réflexe – surtout dans le cinéma russe ou soviétique. Il y aura probablement de quoi trouver des réponses, le portrait de Vladimir Poutine au fond du bric-à-brac le prouve. Pourtant, les plus beaux élans du film sont stylistiques, cinématographiques par essence : ainsi de ce travelling avant qui ouvre la première scène et sort de l’ombre, comme un démiurge ; voici maintenant une folle traversée de la ville dans une voiture recouverte de peinture ; et cette blondeur vénitienne sortie des eaux et des rayonnages poussiéreux de sa bibliothèque en forme de labyrinthe : que de tableaux mis en scène autour de sa silhouette fragile. Tout ce petit monde se retrouve finalement devant les amours de Bogart et Bergman à Casablanca, dans l’obscurité d’une salle fantasmatique. Si la gare n’est pas le point de départ d’une évasion, le cinéma l’est incontestablement !

Le rêve terminé, on pourra faire quelques reproches au scénario. La fin est un peu surprenante, gentiment difforme (particulièrement sur le destin du boxeur) ou hypothétique. La réalisatrice ne résiste pas à conclure son récit sur des sourires de bonheur, même si les voyages occidentaux (Paris, les Etats-Unis) ne réussissent pas à ceux qui ont choisi de quitter Mars pour une autre vie. Le bonheur est quelque part, dans cette baie russe multicolore, protégée du monde. Optimiste jusqu’au bout, Anna Melikian – ou rêveuse désabusée. Chacun se fera son avis.

J’ignore si MARS existe en DVD en dehors de la Russie. Heureusement, la réalisatrice met son film à disposition, gratuitement, sur sa chaîne Vimeo, avec des sous-titres anglais (un peu aléatoires, comme souvent).

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