Le Petit Orgue (1933)

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Dans un DVD en forme de macédoine socialiste (Les plus grands réalisateurs russes, à découvrir à travers 8 films, 2007), Bach Films a eu la bonne idée de rassembler des courts métrages originaux et méconnus du cinéma soviétique de l’entre-deux-guerres. L’un d’entre eux est particulièrement intéressant, car il s’agit d’un film d’animation réalisé par Nikolaï Khodataev, pionnier du genre et artiste relativement indépendant des studios, expérimentateur en marge – ce qui lui coûtera sa carrière.

Adapté d’un chapitre de L’histoire d’une ville (История одного города, 1869-1870), roman satirique de l’écrivain Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, histrion de la littérature russe du XIXe siècle glorifié par l’Union Soviétique, Le petit orgue (Органчик) raconte une tragédie transformée en farce burlesque : lorsqu’il apprend la mort du gouverneur d’une de ses villes, le tsar décide de le remplacer par un officier tyrannique mais dénué de cerveau. Pour être sûr d’en faire un monstre, le tsar insère dans le crâne de son officier un petit « orgue positif », censé réfléchir à sa place et lui ôter tout bon sens. Arrivé dans la ville, il brûle la bibliothèque et fait donner le canon contre des paysans qui ne payent pas leurs impôts. L’officier est ensuite acclamé lors d’une grande fête mais fait brusquement un bond dans le temps, se retrouve à l’époque soviétique et finit par se noyer dans un fleuve. Le petit orgue dans son cerveau est sauvé et exposé dans un musée, comme souvenir du passé.

Depuis la Révolution de 1917, la satire de la famille impériale, de la personne du tsar et de la religion est devenue est un thème récurrent des œuvres du cinéma soviétique. L’animation ne fait pas exception et c’est dans l’oeuvre d’un écrivain « contestataire » que le réalisateur Nikolaï Khodataev puise son inspiration pour ce qui constitue l’un de ses derniers films. Classiquement, le tsar (indéterminé) est représenté en autocrate bouffon, despote aussi idiot que sa cour dégénérée qui ne parle qu’avec des cris d’animaux (une vache, une chèvre, un cheval). Manipulateur, il s’assure de n’avoir à son service que des marionnettes aux crânes vides dans lesquels il peut déposer une invention diabolique : un petit orgue, « mécanisme ingénieux remplaçant parfaitement la raison humaine » et conservé dans une châsse comme une relique sacrée.

Toute l’administration impériale apparaît aussi stupide, rangée derrière l’officier du tsar et prête à bombarder le village de paysans pauvres pour quelques roubles. L’alcool, les costumes, la fête, l’opulence sont aussi montrés dans une incroyable séquence de ballet dans un théâtre. Le message semble définitivement passé quand l’officier se noie devant la modernité soviétique, ses immeubles, ses avenues, son tramway et ses voitures. Le film est destiné à des enfants qui doivent se souvenir des horreurs de l’Ancien régime. On pourrait admirer ce film aujourd’hui pour ses simples beautés formelles mais le message est-il si limpide ? Ce court métrage est-il vraiment au service de la propagande soviétique ?

Il est permis d’en douter, car tout le film peut également se lire comme une violente charge contre le pouvoir politique, de plus en plus autoritaire en Union Soviétique, incarné depuis le milieu des années 1920 par Staline et ses quelques fidèles. Dès lors, la bibliothèque qui brûle ressemble étrangement à une église, le bombardement du village paysan a des accents de dékoulakisation et la cour aristocratique pourrait fort bien être la nomenklatura naissante.

La fin est aussi une curiosité – évidemment, elle n’existe pas ainsi dans le roman de 1870. L’officier se retrouve propulsé sur un grand boulevard, au cœur de la modernité d’une grande ville soviétique. Sa mort est insignifiante mais le petit orgue qui enlève la raison humaine a été conservé et exposé en vitrine, dans sa châsse d’origine. Vieillerie du passé ou machine terrifiante qui pourrait encore servir ? Le dernier plan du film nous montre le coffre précieux fermé… rien ne prouve que l’orgue n’a pas été subtilisé et remis en activité.

Visuellement, les dessins de Khodataev et son équipe sont magnifiques. Le réalisateur multiplie les trouvailles pour donner à cette tragédie un aspect ludique, grotesque, plus poétique que cartoonesque. La fête, la danse de soumission des policiers et le saut dans le temps en pleine nuit sont montrés comme des séquences oniriques très rares. Les dessins sont réalisés à l’encre, presque comme des estampes orientales, qui s’animent selon un rythme particulier.

Cette recherche esthétique novatrice n’ira pas beaucoup plus loin, malheureusement. Le film passe complètement inaperçu à sa sortie et l’industrie du film d’animation est en train de changer : l’année suivante, les soviétiques découvrent Mickey Mouse lors du Festival du film de Moscou. La révolution enclenchée par Walt Disney détermine alors la création d’un studio unique et centralisé, Soyuzmultfilm Studio (1936). Nikolaï Khodataev se retire du métier et ne travaillera plus jamais.

Julien Morvan
Mai 2020

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