LE TRAIN MONGOL
Голубой экспресс
Union Soviétique / 1929 / 60 mn / Drame, aventures / muet
Titre alternatif : L’express bleu
Réalisation : Ilya Trauberg
Scénario : Ilya Trauberg, Leonid Ierikhonov
Photographie : Boris Khrennikov, Youri Stilianoudis
Musique : Edmond Meisel
Production : Sovkino
Interprétation : Sergueï Minine, Igor Tcherniak, Yakov Goudkine, Ivan Saveliev, Zinaïda Zanoni
Synopsis : Dans la Chine des années 1920, les passagers de 3ème classe d’un train se révoltent contre la brutalité des militaires et les injustices sociales. Rapidement, ils prennent le contrôle du train, lancé à pleine vitesse.
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Critique & analyse
Au milieu des années 1920, l’immense Chine semble prête à basculer dans la « révolution mondiale » théorisée par Karl Marx au XIXe siècle et largement mise en scène par la propagande bolchevique dans les premières années de l’Union Soviétique : hélas, quand le général Tchang Kaï-chek s’empare du pouvoir, il fait massacrer ses alliés communistes à Shanghai, le 12 avril 1927, une guerre civile éclate et à la fin de la décennie, la République chinoise semble passée aux mains des nationalistes malgré d’incessants soulèvements communistes. C’est au cœur de cette époque troublée, où tous les espoirs sont possibles, dans un camp comme dans l’autre, qu’est réalisé Le train mongol, parfois titré L’express bleu.
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En 1929, le réalisateur Ilya Trauberg est encore au début de sa carrière. S’il est l’auteur de deux documentaires oubliés, on retient plus facilement sa première véritable implication au cinéma : assistant-réalisateur de Sergueï Eisenstein sur Octobre (1927). Aussi, lorsqu’il met en scène, deux ans plus tard, son premier film, Trauberg est probablement influencé par l’art du montage distillé par le maître – une hypothèse qui se confirme dès les premiers plans du Train mongol, où se juxtaposent des cartons bucoliques sur les beautés de la Chine (« dans les pays des vallées jaunes… des lotus en fleur… des magnolias odorants… ») et des individus aux visages sombres, le dos courbé ; des oppressés. Le ton est donné.
S’il est influencé par Eisenstein et les théoriciens soviétiques du montage, Ilya Trauberg est aussi passé par l’Institut d’histoire de l’art de Leningrad et s’est formé à l’étude du cinéma américain. Ces deux autorités font du Train mongol un passionnant mélange du film d’aventures classique (avec cascades sur les toits d’un train en marche, fusillades et suspens jusqu’à la dernière minute) et du film de propagande stylisé, dans la lignée des premiers grands réalisateurs du cinéma soviétique. Chaque image est minutieusement travaillée, puis montée en perspective d’autres plans, pour diffuser un message simple : la révolution chinoise – et universelle – viendra du soulèvement du peuple des opprimés. Ainsi, le cinéaste insiste beaucoup (trop) sur les différences entre chaque wagon, les antiques 1ère, 2ème et 3ème classes du train figurant les inégalités de classes sociales, avec les riches européens vautrés dans le luxe, le champagne et de jolis couchettes, puis les fonctionnaires, assis dans des fauteuils confortables, jusqu’aux plus pauvres « esclaves », coolies vendus comme travailleurs dans des usines et surveillés par des repris de justice blancs. Dans ce contexte, on ajoute des policiers chinois nationalistes, alliés aux européens capitalistes. Le réalisateur filme le train démarrer doucement mais on ne le verra plus jamais ralentir. Sifflant jusqu’au bout, lancé à pleine vitesse, il représente la révolution en marche, que rien ne peut arrêter.
Passée la présentation des enjeux sur le quai, le réalisateur s’atèle à montrer les raisons de la colère : des pauvres gens entassés dans des wagons sans confort, d’un côté, des privilégiés occupés à préparer la guerre, de l’autre. Le brio du montage rend cette première partie du film extrêmement intéressante visuellement. Des gros plans sur les visages succèdent à des mains tremblantes, des regards déterminés, pleins de fougue, des sourires diaboliques. À mesure que l’on s’enfonce dans la nuit, à toute vitesse, le réalisateur supprime les cartons descriptifs. Il n’y en a aucun pour figurer la puissance de décision de l’européen : deux mains qui se lèvent sont montrées en parallèle de deux canons, annonciateurs de mort.
Rétrospectivement, le message ne fait pas dans la dentelle mais le montage est virtuose. Dans la même séquence, Trauberg associe l’incroyable partition d’Edmond Meisel à la représentation d’une fête de nantis. Ne sont filmés que des détails : les pieds, un tourne-disques, du champagne, le charbon qui brûle, la sirène du train qui hurle, l’orchestre qui joue. Enivrante extase !
De l’autre côté du train, à l’arrière, deux gardiens s’apprêtent à provoquer la colère des opprimés, en voulant violer l’une des leurs, malade. La révolte des coolies marque un tournant, l’entrée dans la deuxième partie du film, beaucoup plus énergique, basée sur l’action. Au contraire d’Eisenstein, dont le montage ambitionne de montrer les « attractions » (mathématiquement calculées pour provoquer un impact sur le spectateur), Trauberg s’inspire davantage du cinéma américain pour filmer le spectacle révolutionnaire. La prise en main du train par les ouvriers laisse moins de place au montage idéologique, l’action se suffit à elle-même. Le suspens devient une autre forme didactique : les opprimés vont-ils réussir à s’emparer de tous les wagons ? Le train sera-t-il dévié vers une voie de garage ?
Retranchés dans les wagons de tête, les européens et leurs complices chinois, sont vite submergés par le flot de la révolte. Dans les dix dernières minutes, Le train mongol prend des accents de western : les prolétaires armés font feu de toute part, dans les couloirs ou depuis les toits, les européens meurent ou se suicident dans l’honneur, on jette un traître sur les rails, le chef des émeutiers s’écrie : « La voie est libre ! ».
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Le train mongol fut un immense succès à sa sortie. Il reste aujourd’hui un grand classique du film d’aventures soviétique, particulièrement appréciable grâce à la maestria de son montage et à la musique de Meisel, composée pratiquement image par image – c’est d’ailleurs sa dernière partition, puisqu’il meurt en Allemagne l’année suivante, d’une appendicite non soignée. Mélange d’influences nationales et américaines, le film ouvre une nouvelle voie au cinéma soviétique, qui ne sera pas beaucoup exploitée, hélas. On retrouve cette veine sociale en huis-clos dans un genre moins révolutionnaire, plus hollywoodien, au cœur du Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho.
J. Morvan
10 mai 2020