LA CROISIÈRE TIGRÉE
Полосатый рейс

Union Soviétique / 1961 / 90 minutes / Comédie

Réalisation : Vladimir Fetine
Scénario : Victor Konetski, Alexeï Kapler
Photographie : Dmitri Meskhiev
Musique : Veniamin Basner
Production : Lenfilm
Interprétation : Evgueni Leonov, Margarita Nazarova, Alexeï Smirnov, Ivan Dmitriev, Vladimir Belokourov, Nikolaï Trofimov

Synopsis : Un cargo soviétique en partance pour Odessa se voit contraint de transporter une marchandise inattendue : une dizaine de tigres et un lion, surveillés par un pauvre diable qui se fait passer pour dompteur afin de rentrer au pays. Rapidement, les choses dégénèrent à bord et le paisible voyage se transforme en cauchemar animalier.

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Critique & analyse

La croisière tigrée est considéré comme l’un des plus grands succès populaires du cinéma soviétique, toutes époques confondues : il aurait attiré dans les salles près de 45 millions de spectateurs, enchantés par les aventures burlesques de cet équipage aux prises avec des animaux sauvages.

Victor Konetski, le scénariste du film, a raconté la naissance de cette étonnante aventure animalière sur les eaux de la mer Noire : en 1959, Nikita Khrouchtchev offrit à Haïlé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie alors en visite officielle à Moscou, un spectacle de cirque. À la fin de la représentation, la dompteuse Margarita Nazarova porta au-devant des deux hommes des bébés tigres et se montra si charmante avec ses hôtes que le Premier secrétaire du Comité central exigea qu’un studio soviétique réalise un film sur ses talents. Plusieurs projets furent présentés, du tigre coincé dans un appartement communautaire au kolkhoze transformé en ménagerie de félins – autant de situations rejetées, car propices à déprécier le bonheur socialiste sur grand écran. Konetski proposa finalement à Lenfilm d’adapter une véritable histoire d’ours échappés de leur cage sur le pont d’un bateau qui les transportait vers un cirque à Mourmansk. On lui imposa un coscénariste plus expérimenté, Alexeï Kapler, et les deux hommes inventèrent une intrigue farfelue, cousue de fil blanc pour la jeune dresseuse et ses animaux.

Les tigres et le vieux lion, véritables vedettes du film, font tout le charme de cette comédie et permettent, probablement à eux seuls, d’expliquer l’immense succès de La croisière tigrée à sa sortie sur les écrans soviétiques, en juin 1961. Affublés d’un chimpanzé farceur, venu spécialement d’un zoo de Kiev avec sa femelle (sans laquelle il refusait de jouer !), les félins déambulent une grande partie du film sur le pont du cargo et sèment zizanie et confusion parmi les membres de l’équipage, terrifiés devant ces grands fauves sauvages. La dernière partie du film est un prétexte à mettre en avant la dompteuse Margarita Nazarova, cantinière espiègle, qui enchaîne les moments de bravoure auprès de ses animaux : on la voit ainsi, pêle-mêle, offrir une nouvelle coiffure à un lion, marcher au milieu de tigres rugissants ou nager avec eux, à mains nues, sans fouet ni filet de sécurité.

On imagine aisément la complexité de tourner certaines séquences, au cours desquelles les tigres errent dans tous les recoins du cargo, rugissent ou attaquent des marins désemparés. Dans l’une des séquences les plus impressionnantes du film, le personnage du second (Ivan Dmitriev) entame un corps à corps violent avec un tigre pour sauver la jeune cantinière. C’est ici le mari de Margarita Nazarova, Konstantin Konstantinovsky, qui double l’acteur, ainsi que tous les autres comédiens dans les moments de proximité avec les animaux. Seul l’un d’entre eux, Alexeï Smirnov, refusa d’être doublé et travailla durant tout un mois avec les tigres afin de réaliser lui-même, sans filet, la célèbre scène où il entre dans la cabine de l’opérateur radio en tenant la queue du fauve. Quant à la scène où Evgueni Leonov est dérangé dans son bain par un tigre, plusieurs versions s’affrontent pour la légende : la première nous raconte que l’acteur ne savait pas qu’il se retrouverait nez à nez avec l’animal, se croyant protégé par une vitre de plexiglas, retirée au dernier moment pour éviter les reflets ; la seconde, rapportée par l’opérateur, offre au comédien la pleine conscience de cette proximité avec le tigre – ce qui semble plus crédible lorsque l’on regarde le découpage de cette séquence.

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Comme beaucoup de films principalement destinés à un jeune public, le temps est un écueil plus cruel qu’une bande de tigres en liberté. Les reproches ne sont pas à faire aux scénaristes, condamnés à mettre en vedette le courage de la dompteuse de fauves dans un espace politiquement neutre (ou presque). Sans être originales, les situations comiques assurent les recettes d’un succès bon enfant : quiproquos, courses-poursuites dans les couloirs, romance contrariée, bêtises d’un singe fripon et cascades clownesques, pour un final sans malheureux ni perdants. Du reste, la grande majorité des séquences avec les animaux sauvages sont improvisées, le tigre n’ayant pas dans le sang le naturel burlesque du chimpanzé.

Face à tant de contraintes et de faiblesses sur l’intrigue, la force potentielle du film repose entièrement sur le réalisateur (au tournage) et le monteur (en post-production). Le burlesque est l’art du détail, de la synchronisation et du rythme ; hélas, La croisière tigrée ne possède aucun des trois. La caméra de Vladimir Fetine semble toujours en décalage avec les événements, elle veut aller vite quand il faudrait prendre son temps (les pattes des tigres à travers les cages) et s’attarde sur de pénibles gags convenus (les traces de pattes, Leonov dans la cage). Le décor clos, théâtral, pourrait être l’occasion de trouvailles et de jeux sur l’exiguïté des espaces de vie des marins, cloitrés alors même qu’ils naviguent sur l’immensité. On retrouve de cette créativité, nécessaire vigueur, dans Charlot marin (Chaplin, 1915) ou La croisière du Navigator (Keaton, 1924), dans lesquels les deux génies du muet américain font une priorité du placement de leur caméra et le parfait timing de leurs gags bien connus. Le gag de la soupe immangeable, polluée par un cuisinier maladroit (ici le singe malicieux), était déjà présent chez Chaplin, mais il singulier de constater qu’il fonctionnait mieux, malgré des moyens dérisoires.

Le montage final ne sauve pas la médiocrité des prises de vue. Jamais la musique ne souligne une situation burlesque ou un danger imminent – elle flotte en marge de l’action, comme un bateau ivre, prêt à s’échouer sur les récifs. L’ensemble du film est donc à considérer au premier degré, sans supplément artistique, ce qui convient très bien aux enfants mais laisse les adultes en retrait. Dès lors, La croisière tigrée divisera les cinéphiles, captifs instinctifs des deux éternelles coteries : les nostalgiques de l’enfance disparue (accommodants avec l’usure du temps) et les nouveaux spectateurs, un peu plus pragmatiques.

J. Morvan
22 février 2022

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