9 JOURS ET UN MATIN
9 дней и одно утро

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Russie / 2014 / 85 minutes / Comédie dramatique

Réalisation : Vera Storojeva
Scénario : Vera Storojeva, Anna Kozlova
Photographie : Mikhaïl Iskandarov
Musique : Gari Miller
Production : SV-Aurum Production
Interprétation : Anna Chtcherbinina, Olga Popova, Sergueï Puskepalis, Xavier Gallais

Synopsis : Dans un orphelinat défraîchi de Rostov-le-Grand, une élégante femme blonde, parée d’un luxueux manteau et de chaussures de couturier, distribue des cadeaux à tous les enfants, au nom de la célèbre marque de produits cosmétiques qu’elle représente à travers le monde. On la prend en photo, on veut lui parler, l’étreindre, la toucher, savoir à quoi ressemble Paris. Anna est une ancienne pensionnaire de l’institution, devenue mannequin en France et ambassadrice de bonne volonté à l’étranger.

Ambitieux projet que celui de la réalisatrice et scénariste Vera Storojeva. La lecture du synopsis pourrait même faire peur aux habitués des comédies françaises ou américaines du même genre – le passé galopant soudain au-devant de la vie rêvée d’un individu à l’enfance cachée, trop belle occasion d’embrasser tous les registres, du comique de dépaysement (la ville contre la campagne, la plupart du temps) aux larmes finales (la terre, elle, ne ment pas, contrairement aux vanités et lumières artificielles de la ville, dixit le bon gars du coin, ermite et philosophe). Avec bonheur, le film évite cet écueil dans les grandes lignes, même si la faune des petites gens de Rostov est probablement caricaturale dans certaines situations. Il est ainsi gênant de voir la belle Anna faire ses besoins sous un pommier pour ne pas utiliser les toilettes au fond du jardin ; et ce vieux fou, vétéran de l’Afghanistan, qui hurle et tire sur la chèvre innocente ? Et ce fils de notable, roulant en Hummer et ne connaissant de Moscou que des bars à la mode ? Ne sont-ils pas aussi folkloriques dans leurs excès que les bulbes striés du kremlin centenaire qui domine la ville ?

Jongler avec la réalité et le pittoresque est un exercice difficile dans les arts. Un dosage subtil s’impose pour ne pas altérer l’essence du message – si tant est qu’il y ait un message à faire passer. Dans le film de Vera Storojeva, les nombreux questionnements chevauchent les paysages lacustres, sans manquer de s’y perdre, à l’occasion.

Au-delà du chapitre familial, assez banal (Anna découvre qu’elle a une sœur, restée à Rostov, son exact contraire physique et psychologique), la réalisatrice questionne les rapports ambigus de l’Europe et de la Russie contemporaines. La jolie mannequin, occidentalisée de la tête aux pieds, suscite bien souvent le rejet pudique d’une population très modeste, éloignée des fastes (réels ou supposés) et des rêveries. Tout au long du film, Paris est un fantasme : « il n’y a que des arabes » dira l’un, « on y fait des manières » pense l’autre. Certains ne connaissent pas la ville et l’enfant du pays se doit de préciser que c’est « la capitale de la France ». Quant au maire, édile empâté (interprété par l’excellent Sergueï Puskepalis), Paris est surtout le symbole comme un autre d’une prestigieuse possibilité de jumelage, donc de notoriété. Il n’y a pas de véritable rêve français/occidental pour ces russes éloignés de Moscou, plutôt des désillusions amères, résignées, éventuellement des attentes financières (réparer les toilettes de l’orphelinat, le devis est déjà prêt). Personne n’est dupe des bijoux et des vêtements de luxe d’Anna – ils sont prêtés par une marque et elle doit les porter sous peine de perdre son contrat. « Elle vit à Paris et elle n’est pas heureuse » se lamente une archiviste en voyant la mannequin, maussade, poupée sans sourire, Cendrillon brisée. Que lui a apporté la France ? La richesse matérielle, bien sûr, mais aussi la solitude, la méconnaissance de ce qu’elle est (ou devrait être) réellement. Pour cette partie de l’histoire, le film est assez balisé, presque formel. Le personnage n’est pas attachant, ce qui figure probablement que l’essentiel est ailleurs, chez sa sœur ou sa tante.

Pour autant, le film ne fait pas non plus l’apologie balourde d’une Russie rurale où la vie serait plus belle. L’authentique et le terroir ne sont pas, ici, des arguments marketing pour citadins en mal de verdure. Rostov est montrée telle qu’est elle, coincée entre son kremlin, maigre attrait touristique mais grain immortel du chapelet orthodoxe qui couvre le territoire, et des ruelles terreuses, nappées de boue, bordées de maisons en ruine depuis des années. Les autochtones y sont-ils plus heureux qu’Anna la parisienne ? Il s’agit, à mon sens, de la vraie question du film – laquelle, naturellement, ne trouve aucune réponse unilatérale. Peut-être parce que le film est financé par le Ministère de la Culture, peut-être parce que la réalisatrice, maligne, préfère rester énigmatique sur ses intentions profondes. Le mystère obscur est toujours plus cinégénique que la lumineuse réponse.

9 jours et un matin est-il un film « conservateur » ? Certaines scènes, assurément, montrent l’Occident en temple du vice, de la décadence. Anna a été adoptée et élevée par un couple de français, et voyez le résultat : une poupée esclave du mondialisme, déprimée, malheureuse, compagne d’un photographe bohème un rien déjanté, prêt à lui proposer un plan échangiste avec le fils du maire quand il n’est pas un voyeur cynique de la misère (il poursuit avec son appareil photo un vieillard sous la pluie et fait des portraits de babouchkas aux « visages dingues » devant les ruines de la maison d’enfance d’Anna). En parallèle, la sœur handicapée, élevée au pays dans une famille modeste, semble beaucoup plus épanouie. Dès lors, le film semble justifier une loi, votée en 2012, interdisant l’adoption d’enfants russes par des américains.

La religion, indirectement, joue aussi un rôle dans le film. À plusieurs reprises, le photographe français (interprété par Xavier Gallais) se trouve bouleversé par l’atmosphère et l’air particuliers de la Russie – vapeurs intangibles qui émanent des églises orthodoxes, de leurs bulbes, de leurs cloches, comme des persistances de la pureté de l’âme slave, malgré les siècles, les épreuves et les tentations.

Le magnifique plan final évoque, telle une peinture, la simplicité de la Russie rurale : de l’église au lac, sur un petit chemin bordé d’arbres et de fleurs. Il n’y a pratiquement pas de dialogue entre la sœur restée en Russie et une jeune orpheline qui rêvait de Paris. Au spectateur de concevoir son propre sentiment sur le dessein de la réalisatrice, alors que la jolie mannequin s’envole vers l’Europe, où elle restera malheureuse toute sa vie.

J. Morvan
28 août 2020

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