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Depuis le 24 février 2022 et le début des opérations militaires menées en Ukraine par la Russie, le pays est soumis à d’importantes sanctions internationales, dont certaines impactent directement, de près ou de loin, son industrie cinématographique.

Dernière mise à jour : 26 mars 2022

Hollywood déserte les écrans russes

La plupart des grandes majors américaines ont décidé de ne plus diffuser leurs films dans les salles russes, jusqu’à nouvel ordre. Le 1er mars, la puissante société Disney s’est exprimé à ce sujet, évoquant un « report » de toutes ses sorties, très attendues par le public, en particulier le film d’animation Alerte rouge (Shi, 2022). Le même jour, la Warner Bros. a confirmé l’annulation de la sortie du film The Batman (Reeves, 2022), tout en précisant qu’elle espère « une résolution rapide et pacifique de cette tragédie » (Le Monde). Quelques titres de la presse russe se sont fait l’écho, très anecdotique, d’un habitant de Iekaterinbourg, si impatient de découvrir le nouveau blockbuster qu’il n’a pas hésité à prendre l’avion vers l’Ouzbékistan pour assister à une séance (Kulturomania). À New York, lors d’une avant-première, l’acteur Jeffrey Wright (qui interprète le lieutenant Gordon aux côtés du super-héros), a condamné cette décision de ne pas diffuser le film en Russie. Les autres géants du secteur, Universal Pictures, Paramount et Sony, ont également annulé ou reporté leurs sorties prochaines, dont celle de Morbius (Espinosa, 2022), un nouvel opus de la franchise Marvel.

Selon Tatiana Dolzhenko, responsable de la société de distribution Provzglyad, « 75% de la distribution cinématographique en Russie est composée de films hollywoodiens » – le reste étant partagé entre le cinéma russe et les films dits d’art et d’essai (Ridus). En 2021, près de 40 millions de billets ont été vendus pour des films russes (pour un total d’environ 10 milliards de roubles, soit 75 millions d’euros) contre 106 millions de billets pour le cinéma étranger (pour un total de 30 milliards de roubles, soit 227 millions d’euros). De fait, les professionnels du cinéma sont très inquiets et redoutent une possible « liquidation de toute l’industrie cinématographique » russe, si l’État ne leur apporte pas un soutien financier manifeste et rapide. L’association des propriétaires de cinémas (qui comprend 700 établissements et 2.500 écrans dans tout le pays) estime que les sanctions occidentales vont leur coûter entre 70 et 80% de leur chiffre d’affaire (Interfax). Sans le retour des blockbusters étrangers, des dizaines de salles seront probablement condamnées à la faillite ou au licenciement brutal d’une partie de leurs employés.

Plus optimiste, le réalisateur Anton Maslov, auteur d’une série à succès (Les vampires de la zone centrale, 2021), a exprimé dans la presse sa pleine confiance dans l’industrie cinématographique nationale, prête à se « battre de toute ses forces pour le public » (News.ru). Une déclaration tempérée par de nombreux spécialistes, dont le critique David Schneiderov, convaincu que la Russie ne produit pas assez de « bons films » pour remplir les salles et rappelle que les artisans du cinéma russe travaillent en majorité sur un logiciel de montage fourni par Apple (Final Cut Pro, NDLR).

Netflix suspend ses projets avec la Russie

La société Netflix s’est également inscrite à la suite des sanctions internationales, en interrompant (probablement de façon momentanée) tous les projets développés en Russie, à commencer par la série Anna K (en postproduction) et le tournage d’un film réalisé par Daria Zhuk. Le géant du streaming refuse également de se soumettre à une récente décision de l’État qui impose la diffusion d’une vingtaine de chaînes de télévision nationales à toutes les plateformes de streaming qui dépassent les 100.000 abonnements – ce qui est le cas de Netflix, qui comptabilise environ 1 million d’abonnés en Russie.

Le dimanche 6 mars 2022, Netflix annonce suspendre l’accès à sa plateforme de streaming en Russie.

Les succès du cinéma russe au secours des salles ?

Plusieurs voix, dont celles du journaliste Sergueï Veselovsky ou de la députée Svetlana Jourova, ont rapidement proposé de remplacer les films hollywoodiens par des productions nationales « patriotiques », propres à informer le public sur « la vérité » de certains événements, notamment dans le Donbass. Le film La lumière du soleil (Солнцепёк, 2021) a été cité comme exemple de production pouvant informer le public sur la crise en Ukraine.

Pour l’heure, ce sont les films du réalisateur Alexeï Balabanov qui semblent venir à la rescousse des salles, privées de blockbusters hollywoodiens. En effet, le distributeur Nashe Kino vient d’annoncer qu’il ressortait, à nouveau, plusieurs films du cinéaste culte des années 1990 et 2000, notamment Le frère (1997) et Le frère 2 (2000), mais aussi Des monstres et des hommes (1998), Je n’ai pas mal (2006) ou Morphine (2008).

Pour pallier l’absence de nouveautés dans les salles, le Ministère de la Culture annonce aussi la sortie anticipée de plusieurs productions nationales, dont la comédie Je veux me marier (Karpounina, 2022), et la ressortie de Gosse de riche (Chipenko, 2019), Trois secondes (Meguerditchev, 2017) et L’union du Salut (Kravtchouk, 2019). Le film Salyut-7 (2017), de Klim Chipenko, devrait également ressortir dans les salles au cours des prochaines semaines, tout comme un certain nombre de films d’animations, destinés au plus jeune public (Vedomosti).

Il est difficile d’apprécier à l’avance l’efficacité de cette mesure, d’autant plus que la plupart de ces films sont déjà diffusés sur des plateformes de streaming ou accessibles gratuitement sur YouTube. Au-delà de quelques spectateurs « patriotes », qui pourraient payer pour revisionner ces classiques en salles, il y a fort à parier qu’une très large partie du public se tournera plus rapidement vers le piratage massif des films hollywoodiens.

Les grands studios russes épargnés ?

Rapidement interrogé sur les sanctions internationales, le directeur de la Mosfilm, Karen Chakhnazarov, s’est voulu rassurant quant à l’avenir du plus important studio de production cinématographique de Russie.

« Je ne vois pas de gros problème car, malheureusement ou heureusement, nous n’avions pas de collaboration particulière avec l’Occident. […] Pour l’instant, nous avons une grande marge de sécurité. »

Karen Chakhnazarov (mars 2022)

Le réalisateur-producteur s’est empressé d’ajouter que l’interdiction de sortie des films américains en Russie n’était pas un problème, « mais un cadeau » (Rossiya-24). Plus timoré, le directeur général de Lenfilm, Fiodor Sherbakov, s’est montré « choqué » par cette interdiction et a précisé que son studio (qui est aussi distributeur) répondrait autant que possible aux besoins du public. Selon lui, une dizaine de projets est en cours de développement pour les deux années à venir. (Fedpress)

Moins de cinéma russe en Occident ?

Dès l’annonce des premières sanctions occidentales et l’annulation des sorties hollywoodiennes en Russie, de nombreux festivals internationaux ont annoncé qu’ils n’incluraient pas de films russes dans leurs compétitions. Roskino, qui gère l’exportation et la promotion du cinéma russe à l’étranger, en collaboration avec le Ministère de la Culture, a déclaré envisager différentes options pour pallier ces nouvelles contraintes.

« En Europe et aux États-Unis […] le cinéma russe, malheureusement, se transforme en produit toxique. Cependant, les principaux marchés du cinéma russe sont actuellement la Chine et l’Amérique latine. »

Alexandre Nechaev (février 2022)

Cette réalité, peut-être provisoire, n’est pas sans attrister certains producteurs russes, comme Artem Vassiliev (Metrafilms), qui a déclaré : « La coproduction, notamment conjointe avec l’Europe, était l’un de nos principaux outils, et aujourd’hui, elle n’existe plus en Russie. […] Tout ce dont je rêvais depuis 15 ans est maintenant annulé. » (vc.ru)

En Ukraine, le producteur Denis Ivanov (Donbass, 2018) appelle, quant à lui, à un « boycott » du cinéma russe, en critiquant les « réalisateurs russes de « l’opposition » [qui] ne peuvent travailler que parce ce qu’ils ont été autorisés à le faire par le régime de Poutine ». Il ajoute, de façon virulente, que « la présentation de leurs œuvres lors de festivals de cinéma n’a qu’un seul but : montrer faussement que la Russie fait partie du monde civilisé ». (Cineuropa)

Le cinéma russe écarté des festivals internationaux

Dans le sillage des principales majors américaines, un grand nombre de festivals de cinéma internationaux ont annoncé par voie de presse ou sur les réseaux sociaux qu’ils refuseraient d’accueillir des films russes et/ou des délégations d’artistes russes dans leurs prochaines compétitions. Ainsi, le Festival de Cannes a fait paraître un communiqué annonçant, avec un certain flou, qu’il n’acceptera pas « la moindre instance liée au gouvernement russe » ni de « délégations officielles venues de Russie ». Une position peu ou prou similaire à celle du Festival de Stockholm.

Si la Mostra de Venise refuse également d’accueillir des délégations officielles ou des films financés avec l’aide de l’État, elle laisse la porte ouverte aux cinéastes russes indépendants, tout comme le Festival de Locarno, en Suisse.

Prises de position des artistes

Naturellement, l’une des réactions les plus attendues était celle du réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa. Ses propos ont été largement diffusés dans la presse française, traduits du russe par Joël Chapron :

« Le 24 février 2022, alors que les régiments russes venaient juste d’envahir l’Ukraine, le tout premier message que j’ai reçu émanait de mon ami Viktor Kossakovski, metteur en scène russe : « Pardonne-moi. C’est une catastrophe. J’ai tellement honte. » Puis, plus tard dans la journée, Andreï Zviaguintsev, très faible encore après une longue maladie, enregistrait le sien en vidéo. De nombreux amis et collègues, cinéastes russes, se sont élevés contre cette guerre insensée. Lorsque j’entends, aujourd’hui, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression. Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie. Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain. »

Sergueï Loznitsa (mars 2022)

Également présent à Cannes en 2021, le réalisateur Alexeï Guerman Jr. s’est ému du quasi bannissement des films russes en Occident, considérant cette décision comme « stupide », en précisant toutefois que « le temps passera et tout reviendra ». (Facebook)

Alexandre Sokourov, l’un des cinéastes russes les plus respectés dans le monde, n’a pas souhaité commenter outre mesure les événements, conseillant seulement à chacun de rester « soi-même » dans cette période où la guerre lui semblait « inévitable », depuis plusieurs années. (info24.ru)

Sur internet, dans une vidéo postée sur la chaîne YouTube Dolin Radio, une quinzaine d’artistes russes se sont engagés contre les opérations militaires de la Russie en Ukraine. Dans cette liste, plusieurs réalisateurs récompensés dans des festivals internationaux, tels Kantemir Balagov (qui reste muet face à la caméra), Kira Kovalenko, Andreï Zviaguintsev, Niguina Saïfoullaeva, mais aussi l’acteur Evgueni Tsyganov ou le producteur Alexandre Rodnianski.

De leur côté, plusieurs acteurs se sont fermement engagés contre la guerre en Ukraine, dont Danila Kozlovski, Ivan Ourgant et Irina Starchenbaum, qui ont publié des messages de paix sur les réseaux sociaux.

Le 7 mars 2022, une liste d’artistes russes a été publiée dans la presse, précédée d’un texte de soutien au président Poutine. Parmi les signataires, on retrouve les acteurs Nikolaï Bourliaïev, Vassili Livanov et Alexandre Mikhaïlov.

En France, les festivals de cinéma russe reportés

Chaque année, de nombreux festivals de cinéma russe permettent aux cinéphiles et curieux de découvrir les richesses d’une cinématographie souvent méconnue ou réduite à quelques grands artistes. Les uns après les autres, tous les festivals français ont tenu à reporter ou annuler leur édition en cours – c’est le cas de Paris, Niort, ou Marseille.

Le festival Quand les Russes … de Paris s’est transformé, pour offrir aux spectateurs une formule annuelle, en proposant des films tout au long des mois, en partenariat avec le cinéma Le Balzac (Paris, 8ème). Le Festival de Honfleur, quant à lui, a simplement annulé l’organisation de sa 30ème édition, en insistant garder le contact avec « tous les gens qui ont fréquenté ce festival, acteurs, réalisateurs, producteurs, des journalistes russes qui viennent régulièrement » (France3).

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