• Temps de lecture :11 min de lecture

Février 1942, premier hiver du siège de Léningrad. La ville est recouverte de neige, les températures descendent jusqu’à moins 30 degrés, l’électricité ne fonctionne plus et les habitants meurent de faim. Olga vient de déposer le corps de son mari dans un camion. Déterminée à revoir son père une dernière fois avant de mourir, elle entreprend une longue traversée de la ville.

Critique & analyse

Je crois aux vertus pédagogiques du cinéma, comme Bertrand Tavernier expliquait jadis, plein de gourmandise et de reconnaissance, avoir « tout compris » du New Deal et de l’Amérique des années 1930 grâce à la formidable adaptation des Raisins de la colère (Steinbeck, 1939) par John Ford. Il est très fréquent que j’utilise des extraits de films pour représenter un petit morceau d’époque à mes élèves – je ne me lasserai jamais des silences qui pétrifient parfois la salle de classe, de longues minutes, lorsque des adolescents ingénus se trouvent absorbés dans un passé soudain tangible, dramatiquement vivant, passé qu’ils s’imaginent communément comme une chose molle, étrangère, vague lumière tapageuse née d’antiques photographies imprimées sur papier vieilli.

Si le cinéma n’est pas le réel, on sait aussi que le réalité est parfois mise en scène, pour servir un pouvoir ou des intérêts. À l’issue de l’éprouvante projection du Journal du blocus (Блокадный дневник), dans un cinéma parisien des Champs-Élysées, un soir de juillet 2021, le jeune réalisateur Andreï Zaïtsev s’est adressé au public parisien pour justifier son choix d’entreprendre une telle reconstitution du siège de Léningrad sur grand écran. Il raconta ses souvenirs d’enfance, ces photographies en noir et blanc montrées dans les écoles pour raconter le blocus. La plupart d’entre elles sont des instantanés patriotiques : batteries de DCA, cohortes fantomatiques en marche vers l’affrontement, ambulanciers, soldats prêts à l’assaut. On y voit la neige, parfois ; on devine l’âpreté du climat, mais les héros brillent toujours au soleil, même quand il pleut. En réalité, il y a très peu de photographies des habitants du premier hiver, considéré comme le plus terrible. Aucun film, non plus. Seuls des témoignages écrits, poignants, racontent l’enfer glacé, avec des métaphores et du style, la pudeur des écrivains.

Le scénario d’Andreï Zaïtsev est une adaptation quasi documentaire du journal d’Olga Bergholtz (1910-1975), surnommée la « Madone de Léningrad », dont la voix réchauffait quotidiennement les âmes spectrales de la ville pendant le blocus, et des écrits de différents témoins, dont Daniil Granine (1919-2017). Projeté sur un grand écran, sans autre introduction que son affiche cendreuse, le visionnage de ce long métrage est un choc : personne n’a jamais vu la guerre filmée de cette façon.

Il y aurait pourtant des choses à redire sur cette pénible séquence d’ouverture : un officier allemand, guilleret malgré le froid, se prépare gentiment à donner l’ordre de bombarder la ville. Sa fiancée est là, comme au spectacle ; elle s’amuse de voir tous ces gigantesques canons alignés, prêts à détruire Léningrad, quelques centaines de mètres en contrebas. Une musique résonne, pour l’ambiance ; le déluge de feu s’engage. Ce n’est pas tout à fait Coppola mais il y a de l’idée. Pourquoi ce point de vue, inutilement long, depuis le camp ennemi ? Le spectateur, russe ou étranger, n’a pourtant pas besoin de cette scène pour souffrir avec les personnages. Cette introduction ratée ressemble à un ajout contractuel, imposé par un producteur avide de faire souffler un peu de patriotisme balourd sur cette histoire universelle. Les plus naïfs marcheront peut-être : méchants allemands !

Passé ce moment gênant, la caméra avance dans les méandres de l’ancienne capitale impériale, livrée à la neige, au froid, aux bombardements et à la paralysie générale. L’image se brouille, le ciel devient gris, comme un décor apocalyptique où le soleil s’est couché pour jamais. Il faut accepter l’idée que cette photographie terrifiante (signée Irina Ouralskaïa) ne changera plus jusqu’au générique final. Le spectateur n’aura aucun répit, pas une seconde pour souffler, pas une éclaircie de cinéma. Il est attendu que certains ne pourront aller jusqu’au bout du récit, écrasés par ce mélange poussiéreux de grège et d’argent. Le silence parachève de dessiner les contours des limbes.

Olga (Olga Ozollapina) est prostrée dans un recoin de son appartement rongé par les frimas. Une minuscule bougie lui sert d’unique source de chaleur, tandis qu’elle s’apprête à manger sa ration quotidienne, un minuscule bout de pain rassis. Le reste de l’appartement a été abandonné à l’hiver, ce démiurge goulafre ; un corps gît dans le salon : le mari d’Olga, mort depuis plusieurs jours et resté là, dans son linceul opalin. Descendre ce morceau de chair humaine congelé vers la rue est une épreuve mortelle. La jeune femme décide d’enterrer son mari – il ne sera que déposé dans un camion qui emporte les cadavres vers Dieu sait où – et de quitter son appartement pour rejoindre son père, un médecin, peut-être encore en vie, de l’autre côté de la ville. Une odyssée commence, plus longue et dangereuse que si elle avait dû traverser la Sibérie à pied.

Le Journal du blocus suit le rythme lent d’une confession manuscrite, dont les mots se forment, à grand-peine, sur des petits morceaux de papier qu’il faudrait brûler pour se réchauffer. De ce parti-pris de narration assez conformiste, on regrettera surtout le choix de cette voix-off masculine, si monocorde et déprimante, censée reprendre quelques véritables écrits d’Olga Bergholtz : non seulement le spectateur ne peut se passionner pour cette logorrhée neurasthénique, mais la surimpression de l’image et de son « audiodescription » ne sert à rien. Pire, elle affadit certaines séquences et leur grande puissance visuelle.

Il faut voir cette traversée de la ville ensevelie par la neige, prisonnière du désert de glace, pour comprendre l’horreur d’une guerre contre les populations civiles démunies. La caméra semble immobile lorsqu’elle suit péniblement la pauvre Olga, dont chaque nouveau pas sur le boulevard figé est un défi contre la mort. Il faut plusieurs minutes pour enjamber un obstacle ; surtout, ne jamais s’arrêter – en témoignent des cadavres morts de froid, partout sur le chemin : l’un est mort dans une cabine téléphonique où il croyait pouvoir se reposer quelques instants, un autre gît à terre, mort d’épuisement. Dans ce paysage de désolation, on ne croise pratiquement personne en vie. Une meute de zombis court au ralenti pour s’emparer de morceaux de pains renversés par mégarde (séquence éprouvante) ; plus loin, une femme traîne une lourde horloge dans la neige, cercueil improvisé d’un proche défunt.

Bien-sûr, par moments, l’État expirant renaît, tel un spectre grisâtre, seule et dernière lueur de civilisation dans le néant. On distribue des tickets de rationnement, qui obligent à d’interminables queues devant des magasins d’alimentation. Un obus allemand s’abat à quelques mètres de l’un d’entre eux, en éventrant la rue. Il y a de nouveaux morts. Une femme se relève sans son bras et hurle pour retrouver ses précieux tickets – ils étaient fermement tenus par sa main arrachée. Dans toutes ses interviews, le réalisateur précise qu’il n’a rien inventé, que toutes les situations de son film sont véridiques. Olga s’endort finalement dans un tramway abandonné. On la retrouve un peu plus tard dans un camion, noyée au milieu d’un tas de cadavres. Une femme sent son souffle par hasard, juste avant qu’elle ne soit jetée dans une fosse commune.

Que deviennent les hommes lorsqu’ils sont confrontés à l’inhumain démesuré ? La question rôde autour de plusieurs séquences tragiques, comme une brume impénétrable qui recouvre d’un chaste manteau de plomb la ville géhenne. Revenu à l’état primal, luttant pour sa survie, l’être humain invoque sa chance davantage que l’entraide, synonyme de mort. Dans Léningrad défigurée, l’humanité a disparu avec le soleil et les monstres se parent de nos masques ordinaires.

Arrivée au cabinet de son père médecin (formidable Sergueï Dreyden), Olga s’effondre, prête à mourir, paralysée par le froid et le voyage. On la console en lui montrant de quoi manger : une ceinture en véritable cuir ; un luxe ! Abandonnée à son inexorable agonie, la jeune femme est finalement sauvée par la rhétorique optimiste du vieil homme, qui croit au retour des belles saisons. Inutile de filmer la suite, nous avons les photographies du régime et les livres d’Histoire racontent la fin de l’enfer. Reste ce moment suspendu, un interminable hiver, une traversée du Styx transi par le froid. Seul le cinéma pouvait nous offrir cette reconstitution déchirante, d’une intense pudeur.

Je suis sorti de la salle en rasant les murs, effrayé à l’idée d’entendre encore l’insoutenable tapage silencieux des victimes du siège de Léningrad.

Comment voir ce film ?

Projeté au cinéma Le Balzac lors du 7ème Festival du Film Russe de Paris en 2021, Le journal du blocus n’est pas trouvable en France pour le moment.

Cet article a 2 commentaires

Laisser un commentaire