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L’Histoire est parfois une gamine malicieuse qui sait se faire oublier, dans un coin. Les commémorations, la repentance diplomatique, le cinéma, la littérature, la musique, la presse et les arts … la décolonisation de l’Afrique n’a jamais été aussi présente dans notre actualité que ces dernières années, et pourtant, qui se souvient des invités du lendemain ?
Critique & analyse

« La Guinée, le Ghana, le Mali … Au milieu des années cinquante ces pays comme, par ailleurs, tous les noms des territoires de l’Afrique subsaharienne, n’étaient connus en URSS que dans un cercle étroit d’intellectuels-encyclopédistes, de voyageurs et de cartographes. Quelques années plus tard seulement, tout en conservant une pointe d’exotisme, ils étaient devenus familiers à tous les Soviétiques ayant accès à la radio et la presse. »

V. Bartenev (2007)

En 2007, le réalisateur de documentaires Alexandre Markov erre dans les fonds d’archives cinématographiques de Russie et découvre, par hasard, ce qu’il appelle un « trésor oublié » : des centaines d’heures d’images tournées par des réalisateurs soviétiques en Afrique centrale, pendant les années de la Guerre froide. Soigneusement conservées avec leurs notices, des rapports de montage et des catalogues, ces images devaient servir à vanter les efforts de l’Union Soviétique dans l’accompagnement des nouveaux pays indépendants sur le « chemin glorieux » du socialisme.

Alexandre Markov se souvient de ces images, projetées au cinéma en première partie d’un film lorsqu’il était enfant comme « des actualités exotiques sur d’étranges contrées ». Les films mettaient toujours en scène des soviétiques partis enseigner en Afrique ou de jeunes africains sympathisant avec des russes sur les bancs des universités de Moscou ou Pétersbourg.

« Enfant, je les aimais beaucoup – je pense que nous les aimions tous. Pour un citoyen soviétique, ils offraient un rare coup d’œil derrière le rideau de fer. »

A. Markov (2018)

Rangées (et oubliées) dans les archives dès la fin des années 1980, ces images colorées, toujours joyeuses, renaissent aujourd’hui dans un magnifique court métrage documentaire, Notre Afrique (Наша Африка), primé dans de nombreux festivals internationaux.

L’historien Vladimir Bartelev rappelle que « durant des décennies, le continent noir et le Sud furent marginalisés à l’extrême par le Kremlin. […] Dans le cadre de la doctrine marxiste classique, le continent africain était perçu par Staline comme une sorte d’appendice des pays impérialistes, sans importance considérable et sans capacité à accélérer le cours inévitable de l’histoire de l’humanité vers le communisme. […] Même au début des années cinquante, quand il devint évident que la décolonisation serait inévitablement un phénomène global, l’attitude du Kremlin envers les futurs leaders des nouveaux pays indépendants du Tiers monde resta idéologisée, dogmatique et méprisante. » (2007)

La première partie du documentaire, la plus passionnante, est consacrée à l’arrivée tonitruante des soviétiques en Afrique au début des années 1960, après le discours de Nikita Khrouchtchev à la tribune de l’ONU sur la nécessité des peuples à disposer de leur propre souveraineté. Le dirigeant fait le voyage par bateau, en grande pompe : avec lui débarquent des centaines de camions, des ingénieurs, des enseignants, des agronomes, du matériel agricole et industriel … et des caméramans, chargés de filmer les moindres détails de ces nouvelles amitiés. On y croise tous les grands leaders du Tiers monde – Keïta, Nyerere, Ben Bella, Nasser, Sélassié, Kadhafi … – reçus ou visités plus tard par un Brejnev toujours très enthousiaste, les bras chargés de médailles à distribuer.

De nombreux témoignages émaillent ces charmantes images pittoresques, surtout des femmes, institutrices ou agronomes expliquant avec quel plaisir elles travaillent à partager leur savoir à travers le monde. Les films montrent une collaboration totale entre les soviétiques et les africains, presque désintéressée, avec en point d’orgue l’inauguration du haut barrage d’Assouan, « symbole de l’amitié » entre le raïs Nasser et Khrouchtchev.

Dans la deuxième partie, des étudiants congolais ou guinéens se rendent à Moscou pour apprendre le russe et suivre des études supérieures à l’université. Beaucoup d’images et d’interviews montrent les efforts des autorités pour promouvoir le succès de l’Université de l’amitié des Peuples Patrice-Lumumba (un héros de la décolonisation du Congo belge). Les chefs d’États amis visitent les grandes villes de l’Union Soviétique, toujours sous le regard attentif des caméras de la propagande, acclamés par des milliers d’habitants curieux massés au bord des routes.

Le film s’achève avec des images moins nombreuses – et pour cause – de kalachnikovs utilisées par des guerriers et mercenaires lors des guerres civiles en Angola ou au Mozambique.

En réalisant ce film documentaire à partir des archives, Alexandre Markov fait le choix de montrer les images sans aucun autre commentaire qui ne soit pas une voix-off d’époque ; son travail a consisté en un nouveau montage, la plupart du temps chronologique, et l’ajout de quelques bruitages supplémentaires. Déconstruire la propagande par la propagande elle-même, telle est l’ambition de ce film – on retrouve cette même volonté, parfois critiquée, dans les impressionnantes images des Funérailles d’État de Staline (Loznitsa, 2019), documentaire fleuve sans la moindre exégèse.

Le recul historique et le travail des historiens permettent la plupart du temps de visionner ces images d’archives avec un œil lucide. On y découvre les ambitions géopolitiques de l’Union Soviétique en Afrique, prête à succomber aux charmes du communisme (en apparences, du moins) en échange d’aides financières et militaires – en somme, les soviétiques viennent acheter les africains pour qu’ils adhèrent à leur idéologie. Hélas, le rêve universel ne porta jamais réellement ses fruits, malgré les nombreux échanges et la formation intellectuelle d’étudiants africains. La cause de cet échec ? Pour Vladimir Bartelev, il s’agit avant tout d’une impréparation totale de cette audacieuse aide aux pays en voie de développement, dont la mise en scène dépassa largement la réalité des moyens employés.

Avec le temps, ces somptueuses images de propagande restent la trace originale d’une grande aventure exotique sans lendemain. À la réflexion, il y a de quoi s’interroger : au-delà du financement des guerres, sur fond de tensions avec les États-Unis et le bloc de l’Ouest, ce programme soviétique en Afrique ressemble à un rendez-vous manqué. On se met à imaginer une autre Histoire du XXe siècle, une recomposition géopolitique de l’Afrique post-Bandung et une Guerre froide complexifiée – mais cela nous conduirait en uchronie, alors n’en parlons plus !

Comment voir ce film ?

J’ai eu la chance de découvrir ce court métrage documentaire grâce à la programmation spéciale du Festival de Honfleur, en avril 2021. Il semble assez compliqué à trouver sur internet pour le moment, mais des possibilités s’offrent sur le site officiel du film, notamment pour des projections publiques.

Source

  • Site officiel du film
  • Vladimir Bartelev, « L’URSS et l’Afrique noire sous Khrouchtchev : la mise à jour des mythes de la coopération », Outre-mers, n°354-355, 2007 (lire en ligne)

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