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Première partie de la trilogie consacrée au célèbre écrivain soviétique Maxime Gorki, adaptation fidèle de ses trois volumes autobiographiques, L’enfance de Gorki (Детство Горького) raconte les souvenirs d’une jeunesse pauvre et difficile dans les bas quartiers de Nijni Novgorod, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle ; période qui s’étend de la mort de son père jusqu’à son départ pour Kazan, pour gagner sa vie.

Critique & analyse

Quelques mois avant la mort de l’écrivain, le 18 juin 1936, le réalisateur Marc Donskoï rencontra Maxime Gorki, lequel vivait alors en résidence surveillée malgré son immense prestige dans toute l’Union Soviétique. Ils évoquèrent probablement le projet cinématographique d’une adaptation sur grand écran de ses trois récits de jeunesse, mais le vieil écrivain mit en garde le cinéaste contre toute ambition de construire un monument hagiographique en l’honneur d’un vivant. Est-ce pour cette raison que cette première partie de la trilogie ne fut réalisée que deux ans après la mort de Gorki ? Ou faut-il y voir, plus simplement, l’excès de préparation d’un cinéaste méticuleux et passionné par son sujet ?

Huit décennies plus tard, le résultat semble toujours éclatant de beauté. Loin du panégyrique outrancier bercé de réalisme socialiste, L’enfance de Gorki respecte l’avertissement de l’écrivain (pourtant décédé) et offre au spectateur une évocation minutieuse et poétique de la condition des petites gens de la Russie impériale dans les années 1870-1880.

Suivant la trame originelle de l’ouvrage de Gorki, le film est construit comme une succession de petites séquences pittoresques, la plupart du temps au cœur du noyau familial où évolue celui qui s’appelle encore Alexeï « Aliocha » Maximovitch Pechkov (il ne deviendra Gorki que plus tard, au moment où débute sa carrière de journaliste-écrivain). Orphelin de père, abandonné par une mère de plus en plus étrangère, le jeune garçon est confié à l’éducation brutale de son grand-père (personnage haut en couleur, rustique et violent) et à la douceur maternelle de sa grand-mère, l’un des personnages les plus importants de son existence. Au milieu de ses oncles et cousins, Aliocha (Alexeï Liarski) découvre la rudesse de la vie, la camaraderie, l’importance de savoir lire et s’émerveille en écoutant les histoires traditionnelles que l’on se transmet encore avec ferveur (notamment celle du domovoï, l’esprit du foyer).

S’il ne faut probablement pas espérer retrouver de l’authenticité dans une reconstitution cinématographique, Donskoï réussit néanmoins à imprimer une ambiance particulière à son film, celle des quartiers populaires qui serpentaient autour de la Volga dans les dernières années de l’ère tsariste. Le soin apporté aux détails – costumes, accessoires, objets, mobilier, etc. – participe pour beaucoup de cette évocation en arabesque de l’enfance du jeune Gorki, confronté à la misère quotidienne, à la mort, à la violence, mais aussi à la résilience inhérente à cette masse prolétarienne guidée par l’instinct de survie.

Devant la caméra du cinéaste, un monde éteint renaît de ses cendres, à hauteur d’enfant. Chaque scène, chaque mouvement de caméra se termine immanquablement par un gros plan sur le visage du petit Aliocha, habile façon de rappeler qu’il s’agit, avant tout, de ses propres souvenirs, nécessairement subjectifs et déformés. Certaines séquences dramatiques prennent ainsi de terrifiants aspects, monstrueux, comme peuvent l’être des réminiscences lointaines : ainsi de cet impressionnant incendie, où l’on aperçoit le vieux Grigori, rendu aveugle par les flammes, déambuler au milieu du brasier, tel un fantôme lugubre sorti de l’enfer. La séquence dans laquelle Aliocha découvre la mort est tout aussi marquante : le cadavre de son seul ami est étendu au milieu de la maison et chacun cherche le responsable ; le petit garçon, épouvanté, se réfugie sous la table, à hauteur du corps.

L’enchevêtrement des séquences, vaguement chronologiques (le passage de l’enfance à l’adolescence), annihile souvent le caractère tragique des événements montrés, pour le plus grand bonheur du spectateur du XXIe siècle, par trop habitué aux effets dramatiques longuement appuyés, à grands renforts de musique et de plans larmoyants. En ce sens, la poésie de Donskoï semble plus réelle que le réalisme cinématographique qui préoccupe tant nos auteurs contemporains. Le cinéaste filme comme Gorki se souvenait, sans musique ni tourbillons lacrymaux. Un mort est un souvenir et un camarade qui part vers un camp de travail est une main qui se perd dans l’horizon ensoleillé. S’il n’y avait ces cartons entre deux séquences (des extraits du texte de l’écrivain), on oublierait presque qu’il s’agit d’une histoire autobiographique.

D’une enfance individuelle, effacée dans le collectif, Marc Donskoï filme une histoire universelle, où la nature (le fleuve, les arbres, les rives où s’épuisent les forçats) revient imperturbablement rappeler aux hommes qu’ils sont mortels, de passage. Pour autant, l’immensité des paysages traduit aussi une forme de liberté pour le petit garçon, souvent confiné dans des cloaques où naît la violence (magnifique scène dans laquelle il déchire les pages du bréviaire de son grand-père, qui entre alors dans une colère tragi-comique).

Il n’est pas aisé de situer les influences esthétiques de Marc Donskoï. Instinctivement, ce récit de l’enfance, où l’agitation des rues semble plus importante aux yeux du cinéaste que l’intrigue, où les personnages du peuple débordent du cadre et se perdent dans une profondeur de champ souvent admirable, le rapproche de réalisateurs français comme Jean Renoir ou René Clair, du réalisme poétique des années 1930. Le cinéaste filme ce qu’il imagine être les descriptions de Gorki, pas ce qu’elles étaient réellement dans les années 1870. Pour autant, Donskoï ne dénigre pas l’influence du réalisme russe et de ses grandes scènes de genre : en témoignent ces deux superbes séquences où il reproduit à l’écran, presque trait pour trait, le célèbre tableau de Répine, Les bateliers de la Volga (1870-1873).

La Bibliothèque Nationale de France conserve, pour la mémoire, toute la presse française des XIXe et XXe siècles. Il est toujours amusant de sentir « le pouls » d’un temps révolu à travers les écrits de ses journalistes ou de ses écrivains, engagés ou dégagés de leur époque. J’avais montré, dans mon article sur Les Joyeux garçons (Alexandrov, 1934), à quel point certains films soviétiques pouvaient enflammer de drolatiques débats entre journalistes sur l’influence américaine dans l’esthétique cinématographique de l’URSS ou la nécessité pour elle de ne pas s’aventurer sur le terrain glissant de la comédie burlesque.

On épargna à Marc Donskoï cette tourmente de papier. L’enfance de Gorki ne fut visible sur les écrans français qu’à partir du 30 octobre 1946, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et rencontra un véritable succès critique. Dans Combat, Denis Marion vanta la qualité du jeu des jeunes acteurs, « admirables de fraîcheur et de naturel », ajoutant que « depuis le muet, on n’avait plus revu une collection de trognes aussi bien caractérisées qui paraissent vraiment appartenir à des hommes du peuple et non à de vieux cabots » (14 décembre 1946) ; dans Ce soir, Raymond Barkan s’emballa pour cette « merveille » de cinéma où « le soucis du réalisateur est plus de nous émouvoir par l’évolution psychologique d’un héros que de nous captiver par des péripéties romanesques » (18 avril 1948).

Dans l’imposant ouvrage sur le cinéma soviétique dirigé par Jean-Loup Passek (1992), on trouve également une chronique flatteuse signée Armand Johannès, pour La Revue du cinéma (décembre 1946) : « Le style direct, documentaire, exprimant avec naturel la vérité permanente et la réalité mouvante de la vie – et le style allusif, évocatoire, qui exprime avec subtilité les sentiments les plus fins, ces deux aspects de l’écrivain Gorki, merveilleusement unis, se retrouvent dans le film ».

Dans son passionnant essai sur le cinéaste soviétique, Albert Cervoni souligne, toutefois, que la trilogie de Marc Donskoï sur la vie de Gorki sortit en France dans un contexte relativement défavorable à ce genre de films : « À la Libération, le public et la critique étaient nécessairement impatients, en première urgence, des œuvres soviétiques capables de témoigner sur l’histoire la plus immédiate » – cet « appel » de l’actualité expliquant en partie, selon lui, le succès bien plus important d’un documentaire comme La bataille d’Ukraine (Dovjenko, 1943) ou d’un film comme Camarade P. (Ermler, 1943). De fait, malgré ses excellentes critiques dans la presse, le film de Donskoï ne connut jamais d’exploitation nationale d’ampleur ; au mieux une ou deux salles parisiennes, puis il ressortit régulièrement, par la suite, grâce à l’obstination de passionnés dans les ciné-clubs, mais sa notoriété est loin d’égaler celle des films d’Eisenstein ou Poudovkine.

Comment voir ce film ?

L’enfance de Gorki, ainsi que les deux autres parties de la trilogie, est disponible en DVD chez RDM Edition, dans une copie globalement satisfaisante, en version originale sous-titrée. Les bonus proposent quelques photographies de Marc Donskoï et des extraits audio de plusieurs discours de l’écrivain.

Sources

  • Albert Cervoni, Marc Donskoï, Seghers, 1966
  • Gallica (Bibliothèque Nationale de France)

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