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Chaque film d’Alexandre Sokourov est un épais mystère nappé d’une brume suave et mélancolique. Son Élégie de la traversée (Элегия дороги) ne ressemble à aucun autre court métrage documentaire : peinture impressionniste d’une réalité difforme, chemin de croix d’un narrateur onirique, carnet de voyage des souvenirs perdus du cinéaste, métaphore pessimiste du sens de la vie ? Il semble impossible d’en faire une exégèse définitive – et c’est aussi bien !

Pendant une quarantaine de minutes, un homme seul traverse une partie de l’Europe et commente son voyage, ce qu’il voit, les individus qu’il rencontre, ses émotions, ses doutes, ses interrogations. Grâce au générique de fin, seul rappel de l’authenticité des lieux parcourus, on peut reconstituer avec une quasi exactitude l’itinéraire du cinéaste : parti d’un lieu non identifié de Russie, il s’arrête d’abord dans un monastère de Valdaï (près de Novgorod), franchi la frontière russo-finlandaise à Torfianovka et Vaalimaa, prend un bateau dans le port d’Helsinki, traverse une partie de l’Allemagne et termine son périple dans le musée Boijimans Van Beuningen de Rotterdam, aux Pays-Bas.

Un chemin mystique

Le film s’ouvre avec une Genèse réinventée par le cinéaste-narrateur. Tel un démiurge fantôme, Alexandre Sokourov souffle des paroles éparpillées au gré du vent et des perles enneigées qui tombent sur un arbre en fleur. De sombres nuages obscurcissent aussitôt cet Éden désenchanté, privé de toute création humaine ; des oiseaux volent au-dessus des eaux tumultueuses. « Le ciel devint plat. La lumière apparut par la grâce de Dieu. Cela sentit le lilas … » Des maisons grises abandonnées gisent le long de chemins tristes, puis une clairière opaline avec l’homme en son centre : « Pour qui cette beauté ? » Un voile noir tombe sur la route qui conduit vers le monastère, déjà l’annonce de la solitude ou de la mort.

Le narrateur semble marcher dans une Histoire parallèle à celle des hommes, un monde endormi où la Création serait incomplète et damnée. Le monastère de Valdaï est un endroit de pénitence, figé auprès d’un lac glacé. « Pourquoi le Christ voulait-il fuir la crucifixion ? S’il ne voulait pas cela, puis-je accepter son sacrifice ? » Un enfant se fait baptiser, entouré d’adultes silencieux. On lui porte de l’eau sur la nuque, « un fardeau jusqu’à la mort ». La religion apparaît-elle comme le camouflage subtil de l’âme égarée ? Le narrateur implore le Seigneur de lui apporter une réponse, en vain.

Le visage du petit garçon baptisé sans comprendre se transforme en gros plan sur les yeux d’un militaire, garde frontière entre la Russie et la Finlande. Il regarde avec obstination la caméra, pour la dévisager, pour lire à travers elle ou la défier. Est-ce le même garçon, avec plusieurs années d’écart ? Il n’y aura aucune réponse et le spectateur se retrouve sur un bateau, quittant un port en pleine nuit, porté par le vent et ses hurlements tragiques. On croirait traverser le Styx, l’antique fleuve grec qui séparait l’Enfer du monde terrestre. Mais dans quel direction va-t-on ? Vers quel monde s’égare le narrateur ?

Des feux rouges apparaissent, des voitures, la terre des hommes, une certaine idée de la civilisation. Dans une station service, un jeune homme se met à parler : il raconte ses expériences, ses désillusions, sa façon d’appréhender l’existence, puis repart, éternel nomade. On croit retrouver le petit garçon du baptême, libéré de ses doutes mais lucide sur la vérité de l’âme humaine. « Tu as toujours le choix entre gentillesse et agression ». Le jeune homme n’a pas trente ans mais discourt comme un vieillard repu, couché sur son lit de mort.

Soudain, tout se fige dans un musée qui semble à l’abandon. Les hommes entrent dans les paysages des toiles flamandes du XVIe siècle pour ne plus jamais en ressortir. Ils vivent éternellement en songes huilés, que l’on regarde pour ne pas se souvenir d’une réalité fantasmée. Un dernier tableau montre une place villageoise et une église. Son horloge est arrêtée mais les cloches sonnent en résonnance. Quand le narrateur se propose de la remettre en marche, sa main modifie l’ombre et la lumière de la toile, sa perfection : il disparaît alors progressivement dans l’obscurité.

L’obsession du musée

« Tout au long du trajet en voiture qui nous mène de la Russie jusqu’à l’extrémité de l’Europe occidentale, chez tous les gens que je rencontre, je cherche quelque chose dans leurs yeux qui relève de la joie, du bonheur et de la consolation. Mais je ne trouve véritablement ce que je recherche que sur un tableau ancien … » (Alexandre Sokourov)

Laissé seul dans le musée Boijimans Van Beuningen de Rotterdam, le narrateur se perd dans la beauté formelle des toiles, filmées la plus grande partie du temps en très gros plans, mouvants, comme si les personnages reprenaient vie à mesure que l’on s’approche d’eux. Des bruits du quotidien surgissent et disparaissent aussitôt que la caméra s’éloigne des tableaux.

On reconnaît sans mal la silhouette un peu trapue du cinéaste, admirant en coin les tableaux de maîtres, chefs-d’œuvre de la peinture flamande, qu’il effleure du bout des doigts. Pourquoi Alexandre Sokourov choisit de terminer sa traversée de l’Europe dans un musée plongé dans l’obscurité, le silence et les réfections ? Difficile d’entrevoir quelque optimisme dans cet aboutissement immobile. Le réalisateur se fait conservateur, à tous points de vue : gardien des toiles, il est aussi certain que la vérité de l’âme humaine se trouve quelque part dans le cadre, entre deux nuances de couleur ; le cadre et la couleur étant, du reste, des obsessions de cinéaste. Quelle place pour le présent, dès lors ?

Pour Sokourov, le musée est, avant tout, une traversée du temps ; une confrontation artificielle entre deux mondes qui s’affrontent : le passé et le présent, ce que Krysztof Pomian appelle « l’invisible et le visible » (1987). Le cinéaste marche sur un fil, tendu entre ces deux rives, convaincu d’y trouver les réponses à ses questions. Le spectateur, quant à lui, n’entend que les échos du passé (bruits de cloches, vent qui souffle …). Sa disparition progressive dans l’obscurité d’une toile est peut-être une façon de montrer l’échec (inévitable) de son entreprise.

Le musée est une première traversée, peut-être la plus importante du film ; sorte de coffre sacré où l’Histoire peut reprendre vie. Cette obsession de la mémoire du passé, de l’invisible mélancolique, sera au cœur de L’arche russe (2002) puis de Francofonia (2015), dans des perspectives encore plus riches.

Chemins de traverse

L’une des premières images du film est celle d’un homme à terre, le visage caché. Est-il endormi, agonisant ? Il revoit des images par bribes : la nature, des visages, des sons, de grands espaces. Le film à venir n’est-il qu’un songe ? D’une image pratiquement subliminale, il est facile de tirer des hypothèses pour expliquer le titre et, ainsi, comprendre le projet opaque du cinéaste.

Chacun se fera un avis différent : si la traversée me semble avant tout temporelle, il est tout à fait envisageable d’imaginer un voyage entre deux cultures : l’Orient et l’Occident, la Russie et l’Europe, même si les différences ne semblent pas marquées dans ce film, hormis (peut-être) le garde-frontière un peu inquiétant. Si l’on reprend l’idée de chemin mystique, la traversée peut être celle d’une vie entière, du berceau originel jusqu’à l’immortalité du souvenir figé. À ce sujet, il faudra se reporter à un article brillant de Didier Coureau (« Les voix spirituelles du temps »), publié dans le CinémAction consacré à Alexandre Sokourov (2009).

Court métrage fascinant et déconcertant, décourageant par moments, Élégie de la traversée n’en finit pas de passionner les historiens du cinéma. Probablement faut-il le revoir des dizaines de fois pour l’appréhender, au risque (peut-être) de disparaître dans l’écran, à l’instar de Sokourov perdu dans ses toiles. Dans un article passionnant, Sylvie Rollet propose de prendre le film à rebours, pour apporter un autre éclairage à cette étonnante traversée (2003).

Le court métrage a été édité en DVD, avec des sous-titres français, par Ideale Audience en 2006 mais semble très difficile à trouver aujourd’hui. Avec bonheur, le film est disponible sur DailyMotion, dans une qualité qui ne fait pas honneur aux talents du cinéaste.

Source

  • François Albera (dir.) et Michel Estève (dir.), « Alexandre Sokourov », CinémAction, n°133, 2009.

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