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Après la guerre, le retour de Piotr dans son kolkhoze bouleverse la vie quotidienne et l’organisation du travail des équipes. Nommé chef comptable par son ami Nazar, le président de la ferme, il tente d’améliorer la productivité par une meilleure gestion mais se heurte à des réticences. Dans le même temps, les deux hommes tombent amoureux de femmes aux caractères très affirmés.

Critique & analyse

On connaît l’article (fameux) de Jacques Rivette, publié dans les Cahiers du Cinéma en février 1953, au moment de la sortie française du film. Intitulé « Un nouveau visage de la pudeur », il magnifie le talent du réalisateur soviétique et ses obsessions thématiques (qu’il compare à celles de Jean Renoir), porteuses d’énigmes plus profondes que les « brèves séquences de tracteurs et moissonneuses ».

« Comme toute réserve ou hésitation pourraient paraître donner des armes à l’indifférence, je dirai donc sans plus d’artifices que j’aime ce film faussement ingénu et d’une ingénuité vraie et profonde ; le regard de Barnet sur le monde, et sur l’univers soviétique, est celui de l’innocence, mais non d’un innocent. »

Jacques Rivette

Rivette est très certainement honnête dans son jugement un peu naïf du film, comme il l’est entièrement, dans un autre article de 1957, lorsqu’il écrit que Clouzot, Clément et Autant-Lara sont « des gens pourris », en prônant, comme « esprit de pauvreté », des tournages sans moyens financiers, sans passage devant la pré-censure, ni devant un producteur ou un distributeur. Critique de cinéma impose, parfois, d’avoir l’esprit de contradiction ; je ne lui jetterai pas la pierre mais, rétrospectivement, il y a de quoi sourire.

Pourtant, comme Rivette, j’apprécie beaucoup ce film. Sept décennies après sa sortie dans les salles soviétiques, le temps a orné ses imperfections et ses travers d’une délicate couche de vernis sucré, comme les parois granuleuses d’un bonbon au caramel. Les sourires artificiels des personnages factices, les paysages pastoraux, les machines du progrès, le ciel toujours bleu, le soleil toujours haut, les maisons en bois de parc d’attraction, autant de contrefaçons symboles d’un monde idéal, romancé ; autant de rêves couchés sur une pellicule aux couleurs pastel. La propagande, quand elle n’est pas martiale ou vouée à la haine, est une fiction comme une autre, et les années incitent à l’indulgence.

En la matière, Un été prodigieux (Щедрое лето) est un modèle du cinéma stalinien, vitrine du réalisme socialiste triomphant. Au milieu de verts pâturages immenses, une jolie kolkhozienne chante l’amour, perchée sur un tas de paille. Une héroïne du travail est accueillie en fanfare à la gare, avant de retourner accomplir sa mission dans les champs de blé, où chacun cultive et récolte avec un bonheur de tous les instants. Les deux amis, Piotr (Mikhaïl Kouznetsov) et Nazar (Nikolaï Krioutchkov), entonnent un air traditionnel sous un portrait de Staline et le regard bienveillant de la mère courageuse. Le soleil brille au-dessus des petites maisons, les problèmes collectifs sont résolus bien assez vite : acheter un taureau dans les règles et obtenir davantage de lait de quatre vaches moins rentables. Et quand le représentant du Parti discute avec les paysans, il déclare : « Je vote pour tout ce que veut le peuple ! »

À cette félicité, le scénario – adapté d’Elzar Maltsev, le spécialiste du roman kolkhozien – ajoute une touche pudique d’intrigue amoureuse. Si les deux amis ne convoitent pas la même femme, Nazar s’imagine d’abord en rivalité avec Piotr. Dans un moment de lucidité autocritique, il se rend même chez le secrétaire du comité régional pour se flageller de ses mauvaises pensées réactionnaires : « La jalousie est-elle une survivance du capitalisme ? […] L’amour l’est aussi ? Si l’on aime, n’aurait-on pas le droit de s’inquiéter ? » demande-t-il au camarade, mieux instruit. On lui répond laconiquement : « Si l’on aime, on droit croire. »

C’est peut-être cette séquence de doute qui a séduit Jacques Rivette et quelques autres, ou bien les histoires d’amour si vertueuses qui naissent gentiment sur le kolkhoze. On ne verra pas un baiser, pas une étreinte ; à peine des yeux qui regardent dans la même direction et des hommes enfermés dans leur timidité. Il est vrai que de cette pudibonderie imposée par la Censure, Boris Bernet trouve des idées poétiques : le couple pointe du doigt des petites maisons sur une maquette, projection muette d’un avenir à deux au milieu des autres.

Les séquences finales relèvent davantage du documentaire de propagande. La période des récoltes est propice au dépassement de soi, et chaque groupe fait exploser les records de productivité. Chacun s’active, avec le sourire, à remplir les gros sacs de blé qui serviront à nourrir le pays. Camions, motos, moissonneuses et tracteurs semblent chanter l’hymne de la prospérité retrouvée. Tout va si bien, dans le meilleur des mondes, que trois kolkhozes décident finalement de s’allier ; ils choisissent un nouveau nom à leur paradis : « Staline », « le nom de notre père ».

Et André Bazin, ce ravi de la crèche, d’ajouter qu’il « n’est pas permis de douter en effet du réalisme de la peinture qui nous est offerte de la vie d’un kolkhoze soviétique » puisque l’intention pédagogique de ces films « est une garantie de leur véracité » (1953).

Je ne sais pas si Un été prodigieux est une belle histoire d’amour mais ses allégories surannées lui confèrent un charme fou. La couleur, en premier lieu, légèrement diaphane et pastel, née d’un procédé soviétique (Sovcolor) « emprunté » aux techniciens allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les décors ukrainiens ensuite, leurs gigantesques étendues de blé, les champs bucoliques, les rivières ; la vie en communauté, enfin, forcément idéalisée mais éloignée des canons du cinéma occidental de la même époque, incarnation de ce que devrait être l’Union Soviétique.

Quelques morceaux musicaux, un peu désuets, participent de cette atmosphère hors du temps. L’intention pédagogique n’a plus cours aujourd’hui, restent les morceaux de bravoure et la peinture mythologique d’un rêve. Le kolkhoze de Nazar est un Éden sans dieu, où l’homme est encore capable de bonté, d’entraide et d’humilité ; une terre d’abondance où la chasteté des sentiments incite au devoir, au travail continu du bien commun. Il y a quelque chose de virginal dans cette œuvre naïve, comme si le cinéma opérait une renaissance, ouvrait une voie nouvelle. La caméra de Boris Barnet, habile ethnologue aux lunettes roses, encadrée par Staline et Lyssenko, transforme la dystopie en utopie – et inversement, selon les sensibilités.

Comment voir ce film ?

Par bonheur, comme d’autres films de Boris Barnet, Un été prodigieux existe en DVD grâce à Bach Films (2007). Seul le titre français a été modifié en Un été généreux. L’image n’a pas été restaurée, malheureusement.

Sources

  • André Bazin, « Précieux Stakhanov : Un été prodigieux », Esprit, Mars 1953
  • Jacques Rivette, « Un nouveau visage de la pudeur », Cahiers du Cinéma, n°20, février 1953

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