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Film soviético-italien consacré au crépuscule d’un empereur français, tourné en langue anglaise, avec des acteurs européens et américains, Waterloo (Ватерлоо) est une superproduction cosmopolite, dans la grande tradition du « film fresque », spectaculaire par l’ampleur des moyens déployés pour reconstituer, dans le détail, l’une des plus célèbres batailles de notre histoire contemporaine.

Critique & analyse

Les grands projets cinématographiques naissent moins facilement que les grands conflits de l’Histoire, c’est certain, et entreprendre une reconstitution grandeur nature de la bataille de Waterloo ne fut pas chose aisée pour le producteur italien Dino de Laurentiis, sur les rangs depuis, au moins, le début des années 1960. Pris de court financièrement et conscient que ses studios romains n’y suffiraient pas, l’ambitieux producteur se rapprocha de l’Union Soviétique et des studios Mosfilm, seuls capables d’apporter une logistique suffisante sur un tel projet, à moindre coût. Sergueï Bondartchouk s’imposa rapidement comme le réalisateur idéal pour un tournage de cette envergure : à peine sorti du triomphe de Guerre et paix (Война и мир, 1965-1967) et d’une longue préparation, minutieuse, pour s’imprégner des décors, costumes et atmosphère des premières années du XIXe siècle, le cinéaste vit dans cette proposition italienne l’occasion d’en « finir » avec son épopée napoléonienne personnelle – Waterloo représentant, d’une certaine façon, le point final d’une série de déconvenues militaires françaises, entamées depuis la Moskova et la fameuse bataille de Borodino (1812), épisode mis en scène par Bondartchouk, avec fastes, dans la troisième partie de son adaptation de Tolstoï.

Prévu pour un budget d’environ 40 millions de dollars, le tournage de Waterloo fut aussi épique que les Cent-Jours. Outre d’imposants plateaux intérieurs, réalisés dans les studios italiens de Laurentiis, le tournage extérieur nécessita plusieurs mois de travaux pour recréer un champ de bataille à la hauteur des ambitions du film : dans l’Ouest de l’Ukraine, non loin de la frontière tchécoslovaque, des terres agricoles furent réquisitionnées, deux collines rasées et une vallée agrandie avec des bulldozers ; une dizaine de kilomètres de routes furent ouverts, pour transporter hommes et matériel ; plusieurs kilomètres de tuyaux servirent à recréer de la boue ; on planta des champs de seigle et d’orge à proximité de bâtiments historiques (dont le moulin), construits spécialement pour l’occasion. Les chiffres divergent quant au nombre de figurants utilisés pour incarner les vaillants soudards français, britanniques et prussiens : entre 15.000 et 20.000, presque tous issus des rangs de l’Armée Rouge, entraînés par avance à la discipline militaire du XIXe siècle et encadrés sur le tournage par trois généraux soviétiques. Un peu moins de trente semaines furent nécessaires à l’équipe pour achever les prises de vue, effectuées depuis le sol, depuis des tours surélevées et des travellings aériens, et même depuis un hélicoptère, pour une séquence d’anthologie.

La coopération soviético-européenne ne fut pas sans (quelques) difficultés, anecdotiques la plupart du temps. Logés dans un hôtel d’Oujhorod au confort très éloigné des standards occidentaux de l’époque, les acteurs principaux passèrent beaucoup de temps à boire ou tenter de contrevenir aux règles en vigueur, la première étant de limiter au maximum les interactions entre l’équipe de tournage et les populations locales, curieuses. Agité par un divorce récent, Rod Steiger noya son désespoir dans l’alcool, vociférant sans cesse contre la nourriture proposée (du bortsch à tous les repas, d’après ses souvenirs) ou un réalisateur distant et non anglophone, seulement capable de balbutier quelques phrases dans sa langue. Christopher Plummer, quant à lui, retint surtout l’attitude hautaine du cinéaste à l’encontre du flegme britannique et de sa prétendue nature aristocratique.

Waterloo tient sur deux heures de film, dont il convient de distinguer deux grandes parties : la première retrace brièvement l’épisode des Cent-Jours, de l’abdication dans la cour d’honneur de Fontainebleau à la reconquête des Tuileries ; la seconde s’attache uniquement à reconstituer la dernière bataille de Napoléon (Rod Steiger) et son affrontement avec Wellington (Christopher Plummer).

La première partie du film paraît aujourd’hui un peu longuette, trop dialoguée ou démonstrative, pédagogique. On y retrouve les grands moments du début de l’année 1815, marquée par le « vol de l’aigle » et les vitupérations stériles de Louis XVIII, incarné par un Orson Welles très convaincant, assez proche de la personnalité du roi retrouvé – impotent, cynique et glaçant. On s’amuse, toutefois, de le voir embrasser une femme sur la bouche … Sergueï Bondartchouk, à l’instar d’un Cecil B. DeMille, n’est jamais aussi bon que dans les séquences de foule, qu’il harmonise dans le détail comme s’il composait un tableau, en véritable maître d’œuvre de la multitude. La scène du bal de la Duchesse de Richmond (Virginia McKenna), bien que futile dans la chronologie des événements, est l’occasion d’admirer une première peinture vivante, d’une parfaite fluidité – inspirée, peut-être, de la valse et des bougies dansantes du Guépard (Visconti, 1963). Du reste, le bal annonce aussi, symboliquement, le point de vue du cinéaste sur la bataille, l’opposition de deux mondes, condamnés à disparaître dans l’odeur de la poudre et la fumée des canons ; l’aristocratie britannique d’un côté, prétentieuse et arrogante, survivante de l’Ancien Régime ; la nouvelle noblesse française de l’autre, née de la Révolution bourgeoise, menée par l’orgueil et l’ambition. Il n’est pas anodin que pour certains historiens, Waterloo (1815) soit le véritable point de rupture entre la période moderne et l’époque contemporaine.

La deuxième partie est incontestablement la meilleure. Bondartchouk peut enfin remplir son cadre de milliers de figurants, dispersés sur plusieurs centaines de mètres, parfois pour un seul plan, de quelques secondes. Cette démesure est partie intégrante du rêve lié au cinéma sur grand écran. Grâce à ses moyens colossaux et son armée (au sens propre) de figurants, le cinéaste reconstitue la bataille de Waterloo mouvement par mouvement, heure par heure, cédant aussi parfois (trop) facilement aux sirènes du pittoresque troupier ou historique : un caporal comique qui cache un porc dans son sac ou le pauvre Grouchy dégustant ses fraises à cheval, dans un petit panier pique-nique !

La force du film est aussi sa faiblesse – et probablement l’une des raisons de son échec commercial : il n’y a aucun point de vue. La bataille est montrée de haut, par un œil neutre, sans émotions. Wellington l’impassible subit la bataille avant de l’emporter grâce à un coup du sort ; Napoléon, malade et affaibli, semble résigné à une issue fatale. Le spectateur n’a personne à qui se raccrocher.

Au fil des scènes, la cruauté de la guerre se transforme en une vision esthétique des combats ; là aussi, ils incarnent la fin d’une époque, celle des grandes charges de cavalerie et des marches au son des fifres et des tambours. L’artillerie s’apprête à supplanter définitivement la furia des hommes et annonce déjà les guerres industrielles du XXe siècle. Waterloo est le dernier baroud d’honneur des armées européennes, des grands tacticiens.

Bondartchouk tente de figurer à l’écran cette ambivalence. La beauté surgit toujours de l’atrocité de la guerre, et inversement. Ainsi, de somptueux tableaux montrent des corps entassés, la terre ravagée, des blessés par dizaines ou la vieille garde prête à mourir devant les canons des britanniques. Pour la grande scène de la charge de cavalerie, le réalisateur adopte un parti pris déconcertant et montre l’attaque au ralenti, comme si les chevaux volaient au-dessus de la terre boueuse, avec grâce.

Certaines scènes sont époustouflantes de beauté, de perfection – quelle tristesse de devoir se contenter d’un « petit » écran télévisé pour les admirer !

Les scènes aériennes sur les formations en carré de l’infanterie britannique (filmées grâce à un travelling ou en hélicoptère) sont, à ma connaissance, uniques dans le cinéma mondial. Aucune de mes captures d’écran ci-dessous ne peut rendre compte de leur dimension à l’écran. Il faut noter que cet épisode célèbre de la bataille faillit ne pas être montré à l’écran. Malgré les affirmations d’un historien engagé pour le tournage, le cinéaste trouvait ces manœuvres « peu cinématographiques » – ce qui n’est pas complètement faux.

Dans les dernières minutes du film, passée l’extase visuelle des combats, des uniformes et des mouvements de troupe, Waterloo se transforme en manifeste anti-militariste. Wellington, grand vainqueur de la bataille, déambule longuement, seul sur son cheval, au milieu des cadavres alignés. Il songe : « Après une bataille perdue, ce qu’il y a de plus triste au monde, c’est une bataille gagnée. » La terre est rougie du sang de ses hommes et des courageux français, sacrifiés pour la folie des grandeurs de chefs d’un autre temps.

Finalement, il n’y a pas de réel vainqueur entre l’anglais, resté seul parmi les morts, et le français, prostré dans sa berline en fuite. De quoi faire des parallèles avec les guerres meurtrières du XXe siècle et leurs champs de gloire, couverts de sépulcres. Cette vision pragmatique, inenvisageable en France, ne pouvait être réalisée que par un cinéaste étranger, loin du romantisme hugolien et des chroniques falsifiées de Sainte-Hélène. Elle ponctue cette fresque immense d’une noirceur sinistre, sans panache, et transforme un film aux accents hollywoodiens en film d’auteur très personnel. En cela, Waterloo annonce déjà Barry Lyndon (Kubrick, 1975) ou Les Duellistes (Scott, 1977), autres sommets esthétiques du genre, visions picturales et intimistes des XVIIIe et XIXe siècles.

Comment voir ce film ?

Waterloo existe dans une jolie édition DVD (Colored Films, 2015), sans bonus et uniquement avec la version anglaise originale, sous-titrée. Toutefois, pour les amateurs, une version française existe – et peut se trouver sur internet, sans difficultés – puisque le film fut diffusé dans les salles hexagonales à partir d’octobre 1970. C’est l’excellent acteur William Sabatier qui double Rod Steiger.

Cet article a 5 commentaires

  1. princecranoir

    Passionnant article, riche d’éléments que j’ignorais sur ce film vu il y bien longtemps. Je retiens du commentaire cette absence de point de vue qui m’avait effectivement frustré et terni mon appréciation malgré les tableaux impressionnants filmés par Bondartchouk.
    J’ai revu récemment « les duellistes » de Scott (qui fera sous peu l’objet d’un article sur mon blog), film plus intimiste il est vrai (les moyens déployés étant nettement plus réduits) mais qui à mes yeux constitue une des plus saisissantes reconstitutions de cette époque. Avec les moyens actuels, sans doute Scott aurait-il tendance à rivaliser avec la démesure de Bondartchouk, perdant sans doute aussi une partie de ses qualités narratives.

    1. Julien Morvan

      Il est vrai que la neutralité de Bondartchouk empêche le spectateur de ressentir une véritable émotion, tout au long du film. C’est assez rare d’envisager un film épique sans les grands ressorts dramatiques « classiques ». A mon avis, de son point de vue de cinéaste, la neutralité devait être atténuée par le message antimilitariste assez fort (surtout dans les scènes finales, silencieuses, au milieu des cadavres) : ça ne fonctionne pas forcément très bien, mais c’est un parti pris intéressant.

      Je vous rejoins sur LES DUELLISTES, que j’avais adoré lors de mon premier visionnage – il est même supérieur au petit roman de Conrad, qui m’avait un peu déçu. La photographie de Frank Tidy (qui signait là également son premier film comme opérateur !) est admirable. Je lirai votre article avec plaisir !

  2. Toutes ces commémorations réveillent mon envie de revenir sur cette funeste plaine filmée par Bondartchouk !

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