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Classique du cinéma soviétique des années 1980, Moscou ne croit pas aux larmes (Москва слезам не верит) raconte les destins croisés de trois amies, provinciales débarquées dans la capitale à la fin des années 1950 avec des caractères différents mais la même certitude de vouloir y trouver le bonheur. Entre joies et désillusions, du foyer des jeunes travailleuses à l’appartement individuel confortable, ce mélodrame en deux parties est aussi une jolie peinture d’un immense pays en mutation, œuvre multiscalaire au scénario riche, intelligent, teinté d’une coquette mièvrerie qui fait une grande partie de son charme.

Critique & analyse

Un scénario imaginé à l’occasion d’un vague concours sur le thème de Moscou, des réalisateurs frileux, peu intéressés, de grandes actrices qui dédaignent le rôle titre, un budget au rabais et une ambiance de tournage euphorique : ce sont, généralement, les anecdotes les plus célèbres qui sont encore racontées en interview, avec une certaine gourmandise, par tous les protagonistes vedettes de ce film-monument, visionné par près de 90 millions de spectateurs pour sa seule première année d’exploitation, et couronné par l’Oscar du Meilleur Film étranger à Hollywood – coiffant ainsi au poteau François Truffaut et Akira Kurosawa ! Un incroyable destin mais loin d’être inédit ; il n’est pas rare, au cinéma, que les plus grands triomphes publics soient aussi ceux qui avaient suscité le moins d’enthousiasme au moment de constituer un budget de production ou de finaliser l’énième version retouchée du scénario.

Dans les bonus du DVD / Blu-ray édité par Potemkine en 2020, Françoise Navailh (Kinoglaz) évoque longuement toutes les pistes d’exploration que livrent encore ce film, quarante ans après sa sortie en URSS. Parfois considéré, à tort, comme un vulgaire mélo pour les masses, sans profondeur ni intérêt politique (le seul « graal » des films soviétiques aux yeux des distributeurs occidentaux de l’époque), Moscou ne croit pas aux larmes recèle, en réalité, quantité de séquences propres à une réhabilitation et/ou (re)découverte auprès du plus large public.

Quand Vladimir Menchov s’empare du scénario en 1979, il est un jeune acteur passé par le Théâtre d’art de Moscou puis le VGIK, et n’a réalisé qu’un seul long métrage, La Farce (Розыгрыш, 1976). Dans les studios Mosfilm, il peine à imposer ses idées et doit batailler pour parvenir à couper le film en deux parties – avec la fameuse transition sur le réveil de Katia. En interview, lorsqu’il évoque ses souvenirs de tournage, Menchov se plaît à égrainer la liste détaillée des refus pour les deux rôles principaux, finalement offerts à son épouse comédienne, Vera Alentova, et à Alexeï Batalov (héros viril de Quand passent les cigognes, 1957), qui hésita longuement avant d’accepter ce rôle d’homme idéal, présent seulement dans la deuxième partie du film. Avec le recul, le casting offre pourtant une incroyable diversité de talents, piochés dans toutes les générations et tous les styles du cinéma soviétique. Autour du jeune trio Alentova – Mouraviova – Riazanova, se pressent d’augustes figures plus expérimentées, dont Oleg Tabakov dans un petit rôle de mari adultère, un peu ridicule, ou Zoïa Fiodorova, vedette des années 1930 dont la carrière fut brisée à cause d’une relation amoureuse avec un américain pendant la guerre – elle incarne ici la sympathique concierge du foyer des jeunes travailleuses. Tous acceptent des rôles plus ou moins importants au cœur de ce film intergénérationnel et profitent de la qualité des dialogues pour s’attribuer quelques moments d’anthologie.

Toutefois, la majeure partie de l’intrigue repose sur les épaules des formidables Vera Alentova et Irina Mouraviova, qui incarnent deux amies aux personnalités opposées. La première, timide et rigoureuse, potasse ses études avec acharnement pour s’extraire de sa condition ouvrière ; la seconde, plus frivole, pétille dans les rues ou le métro de Moscou, telle une bulle de champagne, en espérant trouver le grand amour qui lui apportera fortune et confort. Le rêve socialiste contre le rêve occidental ; Stakhanov contre Marilyn Monroe. Le film, s’il ne sombre pas dans la morale puritaine ou la propagande, reste assez sage sur le sort réservé à ses deux héroïnes : le travail l’emporte finalement sur les mirages, et c’est Katia la besogneuse qui s’achète un appartement tout confort, une voiture et dirige une usine de 3.000 employés. Lioudmila est condamnée au divorce et à la solitude de son poste de travail au sein d’une blanchisserie – elle continue à rêver, pourtant, espérant que son charme espiègle séduira, peut-être, un vieux militaire ou une vedette de cinéma. L’actrice retrouvera un rôle similaire de pimprenelle candide, deux ans plus tard, dans Carnaval (Карнавал) de Tatiana Lioznova.

La troisième figure du trio n’est qu’une comparse, peu présente à l’écran. Riasa Riazanova incarne la bonne copine casanière, mariée très jeune, mère de deux enfants, épouse idéale d’un mari sérieux et bon père de famille. Discrète, elle représente le temps qui passe dans le film. On la voit réapparaître à différents moments clefs, presque toujours à la campagne, dans la datcha familiale dont on suit les étapes de construction. Le scénario se joue des parallèles entre ces deux temporalités : dans les années 1950, la maison n’est qu’un projet sur un bout de terrain, presque vierge ; vingt ans plus tard, ses fondations sont solides, son jardin luxuriant. L’amie mariée et sa datcha confortable sont comme un soleil illusoire autour duquel tournent les deux autres copines, astres sensibles et tourmentés. Par bonheur, aucune de ces trois situations n’est érigée en modèle de vie. Mieux, l’identification aux personnages est de plus en plus facile à mesure que notre temps de spectateur s’écoule – preuve que le film vieillit bien. La solitude amoureuse ou financière des habitants des grandes villes est un thème qui n’en finit plus d’inspirer les réalisateurs du monde entier.

La première partie du film se déroule en 1958, quelques années après la mort de Staline, en pleine période de « dégel ». La reconstitution est minutieuse, des décors aux costumes, en passant par les musiques d’ambiance (Bésame Mucho, Yves Montand) ou les habitudes des moscovites, désormais habitués à la nouvelle réalité sociale de leur pays communiste, dans lequel les privilégiés vivent dans de gigantesques immeubles d’inspiration américaine (les « sept sœurs ») et les jeunes femmes peinent à trouver un époux – une génération d’hommes ayant été décimée pendant la guerre. On ne peut pas encore tout à fait s’embrasser dans la rue ni évoquer ouvertement la terreur stalinienne, mais des poètes déclament leurs textes sur de grandes places, avec succès, et la municipalité organise un Festival du Film français très acclamé. Pour cette dernière séquence, le réalisateur s’amuse à faire apparaître à l’écran de véritables vedettes du cinéma soviétique, dans leur propre rôle, dont Innokenti Smoktounovski en débutant, refoulé de la soirée, acteur anonyme perdu dans la foule.

La deuxième partie, un peu plus longue (1h20), s’ouvre au début des années 1980 sur la nouvelle vie de Katia, devenue mère célibataire et directrice d’usine. Les premiers plans s’enchaînent comme les cases d’une bande dessinée, avec l’énergie rythmant la vie des personnages principaux, et répondent presque séquence par séquence, grâce à un habile jeu de miroir (que l’on redécouvre dans le détail à chaque visionnage), à toute la première partie. Ainsi des excursions vers la datcha ou les émouvantes rencontres entre Katia et le père absent de sa fille (Iouri Vasiliev) dans un parc municipal. L’irruption d’un « homme idéal » (Batalov) bouleverse la vie sentimentale de la timide directrice et donne lieu aux plus jolis moments du film : un tête-à-tête dans le train, un pique-nique dominical, une demande en mariage saugrenue, autant de scènes réalisées avec une incroyable inventivité formelle. Loin de se contenter de filmer platement, sans effets (un reproche régulier que l’on fait à Menchov), le cinéaste s’amuse à faire de ces moments banals de véritables scènes de genre, comme des peintures que l’on pourrait observer séparément. Les regards, les expressions, le jeu des mains et des corps, des têtes, les bruitages prennent le pas sur le dialogue, accessoire. Les scènes de cuisine font penser à la pantomime chorégraphiée de Jacques Tati ; le pique-nique à un film de Renoir ou Carné.

Il faut aussi rendre hommage à la qualité de la photographie et à son principal technicien, Igor Slabnevitch – le chef opérateur des films de Iouri Ozerov. La restauration DVD / Blu-ray contribue à la nouvelle floraison des merveilleuses couleurs du film, particulièrement dans la deuxième partie.

Moscou ne croit pas aux larmes a-t-il les atours discrets du pamphlet anti-soviétique ? Il serait aisé de chercher dans les détails, les dialogues ou dans la reconstitution des années 1950 des éléments « dissidents », disséminés par des auteurs contestataires. On peut fait dire aux images ce qu’on a envie qu’elles disent. Tout le problème du cinéma russe et soviétique est là : on ne veut jamais le déguster comme une bonne glace ! Au contraire, on se l’imagine nécessairement artichaut, plante tristounette dont le cœur profond se pare d’une épaisse couche de feuilles rigides.

Chaque film – même nos plus affreuses comédies contemporaines – dit quelque chose de la société dans laquelle il vagabonde, avec plus ou moins d’éclat. Le film de Vladimir Menchov ne fait pas exception. Grâce à la richesse de son scénario et le réalisme (fardé) de ses personnages, le cinéaste donne à (re)découvrir les contrastes d’une société soviétique, tout à la fois décadente et moderne. En s’intéressant au destin de trois amies provinciales aux ambitions différentes, il esquisse modestement une sociologie urbaine des années 1980, dans laquelle les rapports hommes/femmes se transforment au gré des mutations socio-spatiales de la capitale, monstre froid qui emprisonne les sexes dans des cases, au propre comme au figuré. L’alcoolisme, le rapport à la virilité, les carcans de la féminité, les rêves d’ascension sociale sont les thématiques sous-jacentes d’une œuvre qui se veut avant tout un mélodrame passionnel, donc un divertissement populaire. Vladimir Menchov n’est pas Fassbinder, ni Ken Loach. La vie quotidienne (sous entendue pathétique) des petites gens de Moscou n’est pas un objet cinématographique jeté au visage des conformistes sur les écrans des cinémas du quartier latin. En URSS, en 1979, la modeste vie ouvrière n’est pas périphérie mais plénitude.

Qu’on ne s’y trompe pas : Moscou ne croit pas aux larmes est plus proche des mélodrames de Borzage et Douglas Sirk, plus proche d’Autant en emporte le vent (Fleming, 1939), que des barbouillages folkloriques et artificiels d’Almodovar ou François Ozon. Et c’est tant mieux ! Je rêve de voir des cohortes de jeunes filles sortir d’un multiplexe, un mouchoir à la main, les yeux rougis de larmes, signes de leur totale empathie pour les derniers mots de Vera Alentova à son aimé : « Je t’ai attendu si longtemps ». Le cinéma, depuis toujours, croit aux larmes de son public, n’en déplaise à Moscou.

Comment voir ce film ?

Moscou ne croit pas aux larmes est disponible depuis 2020 dans une magnifique édition DVD / Blu-ray, chez Potemkine. Outre la copie restaurée, les bonus proposent une longue analyse (environ 50 minutes) des principaux enjeux artistiques et sociaux du film par Françoise Navailh, ainsi que des interviews des actrices et du réalisateur.

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